1001 Vies (760) : RUINES-DE-ROME – 47
Lui – Figure-toi qu’aux environs de 3h du matin, cette nuit, j’ai rêvé voyager à bord du vaisseau d’Ulysse. Expédition grandiose ! Je ne peux qu’être Homère. Ulysse me faisant remarquer la couleur de miel des nuages sous le soleil, je lui réponds qu’en compagnie d’un si grand navigateur mon œuvre sera une cosmologie portative, une encyclopédie universelle, un portulan des abysses humains et un dictionnaire de scrabble. Le rêve produit pourtant une tristesse radicale qui me réveille, ce malheur absolu d’être réveillé…
Moi – J’ai d’assez bons somnifères. Moi-même…
Lui – Ce réveil – de la lumière à l’obscurité – est ressentir un abandon et une solitude irrémédiables dont ne trouver d’équivalent que dans une certaine douleur physique connue à l’hôpital, une douleur fondamentale, une douleur qui absorbait tout l’être, au point de la regretter quand elle s’est dissipée, car elle avait quelque chose à dire d’essentiel que je n’ai pas su entendre... Ce sera écrire, tu le comprends bien
Je ne comprenais rien, mais le port de mes lunettes d’aviateur cachait opportunément mon désarroi.
Lui – En cesser avec la posture ! Réduire l’univers à la médiocrité de notre bureau. Menant le monde d’une main de fer à ses fins. Laissant soigneusement se refléter un Visage énigmatique dans le noir cosmos de l’encre. Imposture ! Ce qui se soupçonne, même pas d’orgueil, de petites vanités, de souci de sa frange blonde et de pose pour l’éternité dans bien des pages de nos écrivains ! Enorme bêtise de l’artiste.
Moi – N’est-ce pas ?
(Je propose de créer un mouvement : La Ligue du macaron mou.
Il faut l’admettre, nous autres, gens âgés, ne sommes pas reconnus. Il ne nous est accordé qu’une existence minime, aux marges, à la périphérie. Il y a des maisons pour nous, il n’y a pas d’avenir. Pas de public. Pas de groupies. Si nous écrivions nous ne serions pas publiés (au vu de nos photographie en 4ème de couverture à la place du fringant jeune homme blond ou de la douce Créature rieuse les cours de la Bourse éditoriale s’effondreraient sans doute), nous ne passons plus à la télé que dans des émissions de l’INA sinistres, en noir et blanc, où nous parlons sagement de tout et de rien, notre obsolescence a été programmée, notre valeur d’usage notablement diminuée par l’apparition de produits nouveaux, les jeunes, nous vivons en régime catimini.
Je me souviens qu’on nous appelait des croulants dans ma jeunesse idiote. Nous croulons de toute part en toute chose. Nous ne sommes qu’éboulement, chute, débris et ruines. Nous sommes faisandés, nous dégageons une petite odeur surie. Aujourd’hui encore, malgré les extraordinaires progrès moraux de l’humanité en marche et l’intérêt hypocrite qui nous fut portée grâce à une vague épidémie mondiale, on ne nous accorde qu’une attention infime, négligente. L’époque n’a aucun goût pour ce qui est ancien. Nous avons dépassé la date de péremption dans tous les domaines – sexuels, artistiques, politiques. Nous sommes périmés.
Or nous faisons nombre, nous faisons même foule. Nous n’y sommes que pour très peu : si nous nous reproduisons autant et aussi vite, prenez-vous en aux progrès de la médecine. Il est à prévoir que nous formerons bientôt, si ce n’est déjà le cas, la troisième moitié de l’humanité, peut-être même le troisième sexe - qui sait, un nouveau genre ? Attendez-vous à des changements considérables, une révolution des mœurs et des habitudes. De nouvelles valeurs prendront le dessus. Le sens de la mesure, le bon sens, la fatigue sinon la sagesse, la lenteur, une lenteur conquérante qui prend toute sa place comme l’eau. Nous serons des hommes nouveaux, des êtres augmentés, l’avenir sera à l’ancêtre bionique, au Surhomme en silicium, colonne vertébrale en résines polymères et bite de kevlar extensible.
Je propose donc de monter la Ligue des amis du macaron mou, société anonyme à but non lucratif. Nos fonds seront reversés aux vieux écrivains impubliables, aux antiques chanteurs aphones, aux artistes qui peinent à soulever leur pinceau. On nous promènera en bus médical d’estropiés en goguettes, potences, cathéters, drainages, perfusions, dialyses, poumons d’acier hilares, autobus en folie, rires inextinguibles. Il aura fallu tant de temps pour se réveiller. Faire partie de l’avant-garde des vieilles générations glorieuses. Être l’avenir du monde. La jeunesse ennuie, son idéalisme bâcle la vie. L’adolescent est un type sérieux. Il croit – en quelque chose. Nous ne croyons plus, nous savons, et c’est très amusant.
Nous n’avons plus d’espoir, et c’est de la santé. Nous n’avons plus de limites, nous mourons. Nous aimons enfin de bon cœur. Nous sommes la tendresse désolée du monde. Nous sommes le rire joyeux de la vie. Nous sommes des anges sans ailes.)
[à suivre]