1001 Vies (785) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 72
C’en est assez. N’hésitons pas, malgré l’embarras, à dire quelque mot de la vie inconfortable de nos amis artistes.
À mon retour des toilettes, j’écrivais une de mes Mille et Une Vies sur la terrasse du Café Carré, parvis de la Maison Carrée, noble édifice romain, quand le maréchal Pétain s’est dressé devant ma table. Même petite stature droite sur ses ergots, poitrail important, tête carrée obtuse comme un obus, un oeil scrutateur, l'autre méprisant, moustache bien taillée furibonde et discours vertueux.
Car le voici qui fait la grosse voix ! Un pipi d’enfant à côté de la cuvette des wc ? Pourquoi pas ? Cela arrive, je suis assez distrait, ayant de graves préoccupations au sujet du monde. Je n’en ai pas le moindre souvenir mais fais volontiers confiance à un homme qui s’est distingué par toutes sortes de nettoyages.
Seulement le grand patriote exprime sa juste colère d’une façon qui ne me plaît pas. Il a haussé le ton pour que personne n’aille rien perdre de sa martiale réprobation – et déjà la Maison Carré se penche sur moi, tout ouïe, offusquée : de mémoire d'antique monument on n’a jamais connu ça, cette incivilité.
Je n’ai rien contre les grosses voix, rien à priori contre l’hygiène, rien contre les vertus civiques, rien contre les wc propres, en revanche j’ai beaucoup à redire aux donneurs de leçons de toute sorte quand ils font parade de leur réprobation. Il y a dans cette virulence spectaculaire un zest d’irrationnalité bizarre. Le reproche confidentiel aurait été plus approprié et moins pathologique.
Le Père la Vertu a quelque chose à faire connaître pour la bonne organisation de notre terrasse printanière en particulier et de l'univers en général. Sans doute atrocement brimé à l’époque des pipis au lit, il prend enfin sa revanche. Il rétablit l’ordre social, tout bien rangé, et en finit une bonne fois pour toutes avec ce qu’il y a encore d’un tantinet anarchiste dans ses pulsions d’honnête homme. En somme : La cuvette, elle, ne ment pas !
Il s’en va rejoindre sa cour de vieille dames attendries et je cherche toujours quelque chose à rétorquer de plus astucieux que mon pff pff du bout de deux doigts dédaigneux. Ce sagouin a gâché une de mes Mille et Une Vies, ma journée et ma sérénité.
Travail, Famille, Patrie et WC propres.
À ce propos, les défilés militaires excitent le sodomite en moi. Le 14 juillet est une orgie, attendue avec impatience – non pas que j’aie du goût pour les petits soldats de plomb, ce qui m’émeut est les dames, l’ambiguïté de leur habit de garçon, leur mignonne sévérité, leur conviction, leur petit visage têtu.
Leur pas.
Cet ordonnancement réglé, raide, automatique, de créatures que les adolescents n’imaginent qu’amollies dans le simple appareil d'une beauté en déroute...
[à suivre]