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Publié par Michel Castanier

 

Livre vert gazon

 

Or j’avais d’autres occupations que d’être journaliste de mode. Quelques pages du livre vert gazon étaient consacrée à l’Inopinée où je faisais provisoirement office de gérant de bar pour un ami hospitalisé.

La salle du bistrot était déserte dans la nuit et sentait fort la bière éventée. Un semis de son sur le sol figurait une petite plage emmurée. Une cliente s’attardait après la fermeture, saoule mais gracieuse, juchée sur le comptoir, racontant la surprise de vivre comme aiment à le faire les solitaires auprès du serveur morose. Elle s’étonnait inlassablement du souvenir d’un vieil homme fumant paisiblement sa pipe, à l’écart dans un large fauteuil de cuir roux, au coin d’une cheminée, pendant une partouze dont elle était,

selon elle,

la ballerine dans un corps de ballet,

selon moi le punching-ball

– type même des concrétions de la mémoire qui condensent et symbolisent bien des éléments contrastés d’une réalité énig­matique. Rien que de très banal, je ne m’aventurerai pas plus loin sur la question, étant très futile.

 

Les autres n’étaient qu’entremêlement de membres,

d’odeurs lourdes,

de rires stupides,

d’ordres,

de souffles forts et d’haleines.

Essuyant distraitement mon comptoir avec un chiffon trempé de vinaigre,

écoutant se démêler les souvenirs de l’en tous sens retournée,

je cherchais à distinguer de l’enchevêtrement des chairs son clair visage étonné,

à l’extraire de la masse indifférenciée des souvenirs,

à me repérer dans la confusion des gestes interchangeables,

je voulais séparer la lumière des ténèbres.

Tout était nuit.

Je levais les yeux et rencontrais le regard de la ballerine dans un des miroirs de la salle. Une autre glace derrière elle reflétait sa fine nuque dans un format plus réduit. Elle s’examinait dans ses reflets.

« Regardez-moi, monsieur. Est-ce ce que je ne suis pas belle ? »

Elle tirait de son sac un tube de rouge à lèvres rouge grena­dine pour aller vers la plus vaste des glaces écrire sur le reflet Prenons le tain. Revenue à moi, elle souriait sous mes lèvres.

« Tu me plais, tu sais. Je crois que je t’aime. »

Nous faisions l’amour dans les reflets de reflets. La surface des miroirs était voilée par la poussière et piquée de taches de son qui ajoutaient à la rousseur de mon inconnue. La forme pâle de son corps évoluait dans le fin rideau de particules. Nous nous démultiplions dans les glaces,

partouze de reflets,

pendant que le vieil homme dans son fauteuil roux fumait paisi­blement sa pipe à l’angle supérieur du miroir principal,

volutes après volutes de fumée.

Les glaces ne réfléchissaient plus que la lumière terne et stagnante de l’ampoule qui s’éteignait dans la salle, puis les lentes transitions des nuits, des aubes et des saisons alternaient, seules modifications de la lumière dans le bar inanimé.

Le dimanche étant jour de fermeture, les persiennes étaient closes sur l’appartement au-dessus du bistrot où je dormais. La femme sans nom téléphonait en début d’après-midi depuis la gare du Nord où elle attendait son train de banlieue.

« Je m’ennuie. »

Les rais de lumière du store étaient une peau de tigre sur les draps. J’entendais dans l’écouteur comme au fond d’un coquillage la rumeur des trains en partance.

« Tu n’as qu’à réfléchir. »

J’ajoutais à ma nomenclature des amours d’occasion, en ayant la conscience scrupuleuse du conchylio­logue collectant des coquillages au cours de ses flâneries sur le bord de mer,

étendues aqueuses où être enfin calme et réfléchi.

 

[à suivre]

 

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