À l’emporte-vie – Livre de bord lilas fanés 2

[Van Dongen]

Livre de bord lilas fanés

Et Tiphaine demandait au téléphone : « Comment je m’habille ? ».

Seigneur ! Trop accablé de tant de soumission, je baissais les yeux à l’arrivée de la jeune fille en tutu dans le petit atelier des hauteurs de Montmartre où je logeais depuis peu mon grand projet, mon Amstrad, ma bibliothèque et mes rames de A4.

La minuscule Tiphaine était auprès de moi une petite veilleuse, une lumière douce et tendre, une enfant triste qui complaisait désespérément aux hommes auxquels elle ne comprenait rien et dont elle voulait être reconnue. Son imperturbable sérieux pour faire ce qu’il y avait à faire, considéré comme un devoir, cette volonté têtue d’être une femme disait la haute idée qu’elle avait d’elle-même,

à juste titre,

si seule,

finalement,

errant sur un territoire qui n’était qu’à elle et qui avait peu de connexions avec celui de son grand ami,

parfois mon sexe en elle.

Comment oser chose pareille !

Si glorieuse !

Si pure !

allant dans la vie avec une ineffable sévérité,

je ne croyais même pas qu’elle défèque, comme disait une très déplorable ancienne amoureuse (désolée ! Je dois déféquer !).

…

Quand j’évoquais amèrement la joie avec laquelle Tiphaine m’avait longtemps tenu dans sa main à notre première rencontre cette joie s’empoisonnait d’autres joies avec d’autres hommes – ce reflet de multiples reflets les uns dans les autres de sa main joyeuse sur des bites anonymes dans un labyrinthe neutre de fête foraine

– le jaloux disparaissait dans l’indifférencié

ou plutôt dans le reproductible à l’infini,

la sortie d’usine,

la manufacture de tubes,

le stakhanovisme sexuel de sa bien-aimée.

Cette chair insatiable gémissante jamais montée,

n’ayant connu avant moi que le flirt du bout des doigts,

obstination farouche très honorable,

ce qu’avait de corrompu ma petite Tiphaine lovée à présent dans sa tendre chair sur le lit,

impure et inconsciente de son impureté et donc la pureté même tandis que j’étais en elle comme un poisson dans son bocal, un peu perdu,

c’était si précieux et je n’ai rien su en faire.

Il était Personne dans la grotte du Cyclope quand il n’était pas la bite dans la main joueuse de la virginité.

…

Rien qui devrait importer

le premier échelon résiste sous le pied la souffrance descend peu à peu dans les profondeurs du caveau comme une carotte de prélèvement ou un noyé dans les abysses

posons-nous la question des hommes dans cette histoire de leurs traces comme si leurs traces sur le corps et dans la mémoire des femmes que nous aimons importait plus que les femmes que nous aimons

pauvres hommes à la queue-leu-leu nous cherchant les uns les autres à travers nos femmes

un envol de virgules dit toute la fébrilité d’une pensée sans repos.

…

[à suivre]