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Publié par Michel Castanier

 

[Goélands - version définitive et globale du texte posté dans ce même blog le 17 mai 2023 :

https://impeccablemichelcastanier.over-blog.com/2023/04/goelands-i.html]

 

Goélands

 

(L’écueil) est une nudité dans une solitude – Victor Hugo.

1

Séjour obligé en mode exil au bord de mer.

Trop de lumière.

Douleurs de la nuque aux genoux.

Où se mettre.

Yeux fragilisés par la clarté de la baie vitrée dans l’appartement à hauteur des nuages.

Goélands planant dans le vent : accord parfait.

Canapé clic-clac : désaccord complet.

Issues de la résidence Nausicaa sécurisées. Aucun contact avec les résidents. Impression de vie cellulaire. Les goélands voient ma présence immobile derrière la baie, ils ne m’envient pas un si petit écosystème. Je n’ai pas de place. Ma place. C’est le propre des appartements « meublés ». Être de passage.

Je suis dans une salle d’attente.

Donc vide intérieur (état foncier de l’Homme, le reste étant remplissage).

En somme, je n’ai pas de bagages à ouvrir.

La solitude est supposée reconstituer en profondeur l’esprit curieux.

Projet vague : traiter le sujet en ayant l’air de parler d’autre chose.

Pose ma main à plat sur le sommet de mon crâne : geste rare (être).

 

Les goélands suspendent leur vol près de moi, m’observent un instant – étonnés, puis assurés que le vitrage nous sépare, décident qu’en fait nous n’avons rien en commun : je ne suis pas une nourriture, une copulation envisageable, un ami fréquentable, ils se déportent au loin, déjà oublieux de ce miracle : ma présence dans les nuages,

ou se reprennent, viennent vérifier, s’amusent de mon inertie, s’envolent, définitivement convaincus que le goéland est d’une espèce supérieure.

 

À moins qu’ils se donnent le mot, se relaient, me surveillent, s’attendent au pire, connaissant les hommes – ou bien, prévenu par les siens, chacun accourt au spectacle : cette créature immobile entre ciel et terre, impuissante, inapte, inepte. Une existence sans aucun bon sens, incapable de se nourrir d’un coup de bec, d’aimer d’un coup d’aile, cherchant en vain un sens à cette suspension dans le vide, alors que le suspens ailé est le sens, joie d’être et bonheur accompli.

Espèce maudite des hommes vouée à des élévateurs,

des treuils,

des courroies d’ascenseur,

des sangles de parachute,

des souliers compensés,

des machineries.

Je redescends à terre, et même par terre, où ma pesanteur naturelle aspire.

 

À l’horizon de la mer neigeuse sous le soleil une foule de voiles tire des surfeurs sur le dos du vent. Vastes vols des toiles, déploiements, repliements, claquements secs, figurent assez bien l’activité insatisfaite d’ailes membraneuses de ptérodactyles. Les goélands – qui ont connu Ulysse – n’en approchent jamais. Circonspects. Ils n’ont pas tort. C’est là un monde naïf, enchanteur, pas très sain.

 

II

Le soleil m’apparaît ce qu’il est : la plus extrême menace penchée sur le sort de l’humanité. Une violence contenue, une haine farouche, le désaccord maximal. Il voudrait être, il n’est qu’utile, d’un usage de radiateur, de colorant, on s’y baigne, on n’adore pas, ou plutôt on n’adore plus, la crédulité à l’égard de l’œil du Cyclope est passée, ou plutôt elle a fait place à d’autres naïvetés pour l’esprit inquiet et le tempérament fragile.

À partir de 17h30 – alors qu’il se baisse à l’horizon – je ne peux plus travailler à l’ordinateur devant la baie. C’est ennuyeux parce que je suis venu travailler à l’ordinateur devant la baie. Le soleil est frontal. Il éblouit la verrière et en conséquence obscurcit l’écran. Il y a beaucoup de choses qui peuvent se faire à tâtons mais on n’écrit pas à tâtons. Ou peut-être que si. Bien sûr, il suffirait de baisser le store mais à quoi servirait d’être venu à la mer si c’est pour n’avoir la mer qu’en fond d’écran sur ordinateur.

Je suis sûr que ce dément cherche à me regarder dans les yeux. Il veut m’aveugler de toute sa face asexuée. Il irradie la brutalité, l’intention malveillante, la force démesurée. Les goélands mourront sans avoir su ce qu’il était pour eux et en lui-même, ils sont bien trop occupés à observer ce qui se passe plus bas, dans les plis de la vague et les replis de la phrase, ils n’ont pas tort, rien n’est plus essentiel, ils n’auront pas ces feux follets éblouissant la rétine qui empêchent de bien écrire et sont des rêves de lumière.

 

III

Il y a eu affolement chez les goélands, confusion, ébats et débats en giration multiple et continue devant la baie. On se dispute, on criaille, on chamaille, on s’agite dans tous les sens, ayant assez d’espace pour exprimer sa rage avec ampleur et circonvolutions. Est-ce une scène de ménage grandiose, une assemblée de philosophes, un tournoi d’improvisation, un parlement des airs ? On cherche ses mots, le verbe est soutenu, on conteste, on réprouve, on rétorque, on réplique, on chahute, on est dans l’algarade – mais que dit-on ? Il est difficile d’estimer qui conclut, et en quoi l’argument est décisif, quand la réunion se disperse dans ce qui ne peut être qu’un éclat de rire et vaque à l’ordre du jour. Il n’y a eu aucun coup d’aile, de bec, de griffe, mais des échanges certes vifs, acérés, impatients, acerbes, ricaneurs, quoique tenus, civilisés.

Debout de l’autre côté de la baie vitrée, les mains dans le dos, je suis le mâle dominant de mes observations et supputations.

 

IV

Les lieux – un village d’estivants né du néant d’une plage sans fin – sont à ce point conçus pour l’homme qu’ils en sont inhumains. Quelle sorte d’homme ? Un être préfabriqué dans le laboratoire mental des préjugés d’un architecte mineur. Ce docteur Frankenstein a créé depuis une cellule idéologique préconçue un monstre acéphale, fonctionnel, doté d’une absence résolue de jugement : l’Homme du bien-être. Désoccupé du travail quotidien, vacant, il est décontracté, éminemment affable, sportif, un peu ennuyé mais n’en veut rien savoir.

La période du loisir est un parcours difficile mais obligé qu’il faut traverser avec patience et bonne volonté. L’estivant fait ce que l’Architecte lui dit de faire. Il court en nombre le long de la jetée au petit matin. Il vient en nombre à la plage avec bob sur la tête, serviette de bain au cou et planche de surf sous le bras. Il en revient avec la serviette mouillée, le bob chiffonné et du sable qui le gratte dans son bermuda. La planche, il l’a perdue au large, dont il a très peur, il n’ira pas la chercher. Il va reposer en nombre sur les transats alignés au front de mer – un soda-paille à la main – et il regarde avec intérêt sous les ray-bans fumées passer le long de la digue son épouse bronzée qu’il n’a pas reconnue. Il a son restaurant sur le port où il mange en nombre du poisson, après quoi il rentre regarder en famille de la télévision dans une alvéole de coquillage sécrétée pour un bulot.

Il n’a pas remarqué les goélands.

 

V

Qui va là ? Qui est là ? Pas un pas de plus, étranger ! Nomme-toi ou sauve-toi !

Où se sauver ? Quel est le nom ? le nom véritable ? Il ne sait rien de son nom, il lui a été donné, ou prêté, il ne l’a pas voulu, ne l’a pas pensé, il n’en a pas médité les syllabes qui le diraient tout entier lettre à lettre. Il n’est qu’emprunt, son existence est en location, on vit à sa place, on lui vole ses mots, on lui en fourre d’autres dans la bouche, des mots de tous les jours, des pensées toutes faites, des pré-pensées, des sous-pensées, des mots qui sont des chaînes et qui cliquètent avec d’autres chaînes innombrables dans la galère où il est arrimé, l’esprit chevillé à son banc, ramant pour il ne sait quel capitaine qui n’est peut-être que la galère elle-même, son odyssée aveugle, ses fanaux, son illusion de port.

Il est il, il ne peut être que il, n’atteint pas au noble statut du je – à moins d’un petit trafic grammatical où il se recherche sans se trouver jamais, car il voudrait être un artiste, comme tout le monde. N’est pas goéland qui veut – paisible certitude ailes grandes ouvertes allant.

 

VI

J’ai fait l’estivant et voilà que je suis tout enrhumé. Le mois d’avril ne se prête pas aux excès du comportement. J’avais acheté à petit prix un bermuda à pois rouges et des tongs de plage chez le marchand de bermuda à pois rouges et de tongs de plage à petits prix. C’est une erreur consumériste. J’ai voulu courir sur le sable comme tout le monde et, après quelques foulées plus ou moins souples, suis tombé. Seule la marche du Géant écrase négligemment les dunes du Sahara.

Il y a entre la mer et ma baie vitrée un chantier où s’aménage la plage pour les congés payés à venir. Les gros camions jaunes ont des alarmes stridentes qui préviennent de leur marche arrière le distrait, la rêveuse et le somnambule. Le Bâtiment veut notre bien. Il y a longtemps que je n’avais pas vu d’ouvriers. Ils vivent à reculons.

Il règne dans tant de paisible sécurité – le mois d’avril ne se prêtant pas au rush hors des villes épuisées, la population est réduite – un soupçon de malaise qui gagne avec le crépuscule, c’est connu. Les lampadaires se sont allumés le long de l’allée des palmiers, vide de tout promeneur, et la peur se précise. Il n’y a aucune raison pour que d’heureux privilégiés ne soient pas l’occasion de l’intérêt et du souci des malintentionnés de toute obédience. Les goélands en sont d’accord, qui pour rien au monde ne se poseraient sur terre. Dorment-ils en vol comme des avions de ligne ? Ont-ils des lits de nuage ? Je n’ai pas assez mérité leur confiance pour qu’ils se livrent. Je suis moi-même assez soupçonneux. Je ne crois au jour que si mon ombre le confirme. Je ne crois à la nuit que si les réverbères s’allument. Je n’aurai aucune raison de croire à ma mort.

 

VII

Je vis à Nausicaa – si c’est vivre. Le mouvement mou de la mer est répliqué dans l’architecture des résidences, la vague figurée en ressac dans la pierre des façades, tsunamis pétrifiés en falaises de béton d’où émergent des proues de bateaux, des carènes noyées et une multitude de balcons en forme de poupes – fond des océans dégorgeant à la surface ses débris d’épaves sous la force de l’art architectural. Je n’en dirai rien, je préfère ne pas penser dans ces cas-là.

Les feux d’artifices éteints de l’enfilade des palmiers ne saluent plus le passage des eaux frissonnantes dans les voies fluviales des marinas, qui ne sont d’ailleurs que des impasses. L’Architecte a cru bon de faire nature à la place de la nature en semant de gros rochers au lieu de ce qui aurait pu être des bancs de bois verts chers aux amoureux d’autrefois – comme s’il était un petit Poucet vieux, traumatisé et dément.

Je ne vais plus jamais à la plage, ayant bien trop peur des sables mouvants. Les dunes sont des mottes de pubis aux touffes rebelles sous le vent du large. Cela m’embarrasse. Les bunkers du bord de mer y émergent des abysses avec proue bornée de paquebot de croisière dont chaque estivant dans sa minuscule dunette est maître à bord pour un mois. Pour l’instant, des têtes réjouies d’enfants apparaissent aux hublots. Ils s’esclaffent à la vue de la mer. Ou à ma vue ? Je tourne le dos, écœuré par l’enfance, et me retrouve devant l’œil morose de la Méditerranée.

Un goéland est venu me chercher.

 

VIII

Les femmes sont profilées à l’horizon d’une journée de ma vie inouïe, sans pareille et jamais recommencée. Elles défilent en frise le long de l’horizon maritime – succession de profils égyptiens aux murs de mon tombeau dans les sables. L’oisiveté leur va. Elles ont cette décontraction – ou liberté du comportement et d’action – des étrangères en pays étrange qui savent que leurs débordements insensés ne les suivront pas à la queue-leu-leu jusqu’au tarmac, s’asseyant autour d’elles sur des sièges d’avion tout confort, jusqu’à entrer avec elles faire leurs courses dans la petite épicerie du coin, à Malmö.

Pour ma part, je ne laisse personne s’approcher de mon corps à pied, à bicyclette, en courant ou même à cheval sur le dos de papa. Un goéland a klaxonné au-dessus de ma tête. Je suis rentré dare-dare à Nausicaa, ma vierge de pierre.

 

IX

Il y a de temps à autre dans les cieux de ces conciliabules dont je vous ai entretenu. J’écoute avec intérêt les orateurs et tente, sinon de distinguer les protagonistes à des inflexions de voix plus personnelles, du moins de déduire la teneur de leurs propos, ou plus finement et plus sûrement les intentions qui président à leurs déclarations, en soutirant des suppositions qui sont des sortes de traductions – ou de propositions, ainsi qu’il se dit en musicologie – si la tonalité est âpre, le timbre trop doucereux ou le ricanement exagéré jusqu’à la caricature, mais je suis incertain de la justesse de mes raisonnements et très curieux de les valider, si bien qu’il me prend parfois l’envie de m’en mêler et d’intervenir par quelque propos savoureux mais, outre que je ne connais pas l’enjeu des conversations entre les rivaux et que je ne saurais détenir un point de vue de goéland, mon larynx n’a pas la souplesse prodigieuse exigée chez ces créatures célestes et, après quelques essais maladroits qui les a laissés incrédules et même quelque peu inquiets, j’ai dû me résigner à n’être que l’équivalent d’un de ces hôtes muets mais déférents dans les loges réservées aux invités de l’Assemblée nationale. Ils m’en surent gré, car, sans manifester leur réprobation en allant se regrouper à l’abri de mon indiscrétion, ils reprirent leur entretien avec peut-être un peu plus d’enthousiasme et d’excitation qu’à l’ordinaire, non sans que je surprenne au vif passage de l’un ou l’autre de ces débatteurs ce qui me sembla bien être un clin d’œil énigmatique. Quoi qu’il en fût, ils eurent la satisfaction d’apaiser leurs dissensions et se dispersèrent en s’applaudissant des ailes et se félicitant par les cieux embrasés du couchant.

 

X

Le vieil homme arriva jusqu’à moi à pas mesurés et, alors que je tentais de le croiser, il leva le doigt comme à l’école.

« En peu de temps j’ai été rejeté du monde des vivants, cher monsieur, je veux dire des jeunes biens portants en tongs et bobs de plage. Un monde lisse et fortuné où l’Élu se déploie dans l’insouciance. L’élément naturel du bien portant est la justesse du corps, dont il ne sait rien jusqu’à ce que la libre souplesse se détraque et qu’il implose sur l’écueil d’un petit matin de réveil étonné. Là où l’Élu est porté par la vague de la vie il se porte désormais lui-même. »

Le vieillard s’éloigna à pas comptés.

Un décompte.

J’avais eu le tort de quitter ma vigie à Nausicaa. Un petit chien est à son tour venu me mordiller le mollet. Il aurait pu me l’arracher. Il avait seulement quelque chose à dire. Il a renoncé. Moi aussi. Aucun goéland ne se permettrait d’être autant importun. Je suis remonté quatre à quatre dans mon phare où j’ai farouchement cligné de l’œil jusqu’à tard dans la nuit pour dérouter la course nocturne des chalutiers afin qu’ils se fracassent sur ces plages d’ennui.

 

XI

Le goéland s’est posé au sommet d’une bizarre flèche de béton. Je veux dire : rien ne justifie cette présence pointue, solitaire entre deux mamelons de dunes, devant la mer étale.

S’il ne s’agit pas d’un symbole sexuel déplorable, j’imagine que l’Architecte – après avoir défiguré la plage sur des hectares et des hectares – n’a pu supporter une certaine étendue sablonneuse stérile et qu’il a imprimé la trace de son génie là où il n’y avait rien. Le cher homme aura sans doute cru faire le beau ou le mystique et figurer l’élan de son cœur plein de gratitude pour ses dons ou bien il aura figuré la dévotion reconnaissante du petit commerce local envers les cieux, à ceci près qu’aucune insincérité n’approchera de Dieu et que cette élévation avait plutôt l’apparence désinvolte d’un doigt d’honneur pointé vers les nuages.

À moins qu’il ne s’agisse de la stylisation d’un foc ferlé – élément maritime d’une douteuse réputation ? Je suppose qu’en revanche le goéland posé sur la flèche sait ce qu’il fait – mais quoi ? Je ne crois pas qu’il me guette, humble innocence postée sur une des dunes, les bras croisés. La hauteur de sa position ne l’impressionne guère, pas plus que les questions théologiques. S’il avait la capacité de reposer son bec sur un poing, il aurait rappelé la pose du Penseur de Rodin, car décidément, à nouveau confiant, je ne pense plus qu’il m’épie, il offre toute l’allure d’une profonde réflexion – mais n’est-ce épier ?

Il se peut qu’il cherche lui aussi la raison d’être de la flèche. Donc, il médite. Je ne sais pas ce qu’il en est des doigts d’honneur chez les goélands. Je n’ai aucun moyen de le lui expliquer qu’il ne prenne mal. D’ailleurs, il ne s’attarde pas. Son envol – emportant dans ses griffes au-dessus des eaux une bonne histoire à raconter aux collègues – est un rire de dérision devant la prétention humaine de rivaliser avec le divin.

Cela dit, si je m’étais détourné durant ce moment d’intense concentration, puis retourné, et qu’il y ait eu soudain dix goélands posés sur la flèche et une grappe d’une trentaine perchée dans les palmiers maigrichons proches, certain souvenir cinématographique aurait eu lieu d’inquiéter. Il n’en est rien. L’esprit paisible, je peux reprendre ma propre longue réflexion au sujet de cette grande chose bleue qui piétine sans cesse devant la plage, hésitante, indécise, inquiète, avec quelque chose de vaguement somnolent et des orteils d’écume.

 

XII

Le mûrier sauvage en avril – ils sont trois au bord des dunes, réduits à leurs branches noueuses et basses – vous a quelque chose de décharné qui évoque les Enfers ou la beauté profonde du vautour. Cet arbre est le seul élément vraisemblable – naturel – dans le paysage, d’où sa particulière importance. Il ne tente pas de pousser en hauteur, il est effondré d’avance, ses branches se tordent les bras dans la détresse, sans doute à l’idée de n’aller pas plus haut. Il n’y a rien de recherché dans sa situation douloureuse, il ne se prête pas à l’exhibitionnisme du déprimé professionnel ; au contraire de ce qui s’est édifié d’artificieux autour de lui il ne peut faire autrement, il est sincère. Sincèrement malheureux. Du moins, je le serais à sa place.

Comprenez-moi, il est vrai, il nous ressemble et pas plus que dans notre cas ou plutôt dans le mien rien ne laisse présager que ces trois créatures faméliques verdiront jamais dans une offrande de mures comme autant de dons gratuits dits cadeaux propitiatoires, littéraires ou fruitiers.

Tant de laideur pathétique – si vous avez l’âme sensible (si, donc, vous avez une âme) – vous rend plus riche d’une façon quasi fraternelle en ce sens que le mûrier développe en vous la découverte d’une pureté esthétique, j’entends par là quelque chose de trop souvent méconnu : la beauté du moche. La Passion de la grande laideur : une recherche élégante et austère – dure aux fragiles – de la vérité essentielle loin des facticités d’une humanité en folie sur le plan émotionnel, esthétique et moral.

Je dors trop bien la nuit pour vérifier une intuition, mais vous la devinez : comment les goélands, la lune éclairant d’une lumière métallique le flot ressassant et frémissant de la mer, ne s’assembleraient-ils pas en toute discrétion – sabbat dévot de prières et d’actions de grâce – devant ces trois mûriers ainsi que les disciples de Jésus devant les trois croix du mont Golgotha.

 

XIII

Il m’arrive de me remercier des menues attentions que j’ai pour moi. Je ne manque pas non plus de me féliciter, s’il y a lieu. Ma compagnie m’est agréable, j’en conviens. Il n’est pas d’astuce plaisante ou de bonne blague qui ne me vienne à l’esprit et ne me fasse rire, parfois longuement. Non que je m’y complaise mais j’ai l’art léger d’être en accord avec moi. Ce fut un long, un ardu apprentissage de la douceur de vivre, cette convenance dans si peu de contenance corporelle – bien moins d’espace, en tout cas, que dans ma guérite au milieu des nuages où je me trouve bien, allant de quelques pas aller-retour d’un mur à l’autre, prenant parfois la tangente pour me distraire du voyage, méditatif, à peine là – jusqu’à ce que je me heurte à la présence furtive d’un intrus. Je crie de terreur. Un homme est là, que je ne me hasarderai pas à décrire pour ne pas effrayer, ou de crainte de décevoir. Il me regarde sans aménité et c’est sans plaisir que je le regarde me regarder sans aménité.

Il est vrai qu’avant mon transfert à Nausicaa je n’avais qu’assez peu fréquenté de miroirs, je m’en gardais, à peine le matin pour le strict nécessaire, yeux baissés, je n’ai aucun goût pour mon reflet. Ainsi – ce logement en contenant un, et de plus en pied – m’arrive-t-il de me surprendre, ce qui, avec le temps qui passe, était devenu assez rare.

Je me fuis, me rends devant la baie, mais le port s’est éteint, les allées, la plage – et ce même homme m’attend dans la vitre obscure avec quelque chose de ces portraits anciens assombris par la patine, luisant sous le vernis, graves, songeurs et patients devant l’indiscrétion des visiteurs du musée, si ce n’est que – à l’égal des compositions scéniques d’autrefois jouées par des courtisans à Versailles – le tableau vivant s’anime et me tire la langue. Louis XIV tressaille et une petite envie de pleurer le saisit. Je n’ai jamais été si seul, les goélands dorment je ne sais où et j’irais bien rejoindre leur chambre ensommeillée dans un nuage ainsi qu’une sorte de Roi lune.

 

XIV

Il arrive que le téléphone me sonne. C’est un ami ! Nous bavardons gaiement, nous chahutons, ce sont grands affrontements d’andouillers, n’y manque aucuns traits d’esprit et rires homériques ni longs morceaux de bravoure pour raconter notre délabrement physique et psychique. On se salue, je raccroche, bien incapable de dire ce que nous nous sommes dit, c’est un peu toujours la même chose, mais rien d’importun pour la patience et l’affection, nous sommes des enfants qui réclamons qu’aucun mot du conte de fée ne soit changé, nous n’y manquons pas, fidèles aux règles de l’amitié de même que nous nous sommes habitués au cours du monde et à ses usages (gesticulations et conflits des royaumes d’Ubu, débordements en tous genres privés et publics, complète inanité de toutes choses et d’à peu près toute conversation) ; quoiqu’il en soit, du temps a passé pendant notre appel, le goéland dort sur la pointe des pieds, la planète a légèrement tourné sur elle-même, la lune aux bonnes joues se dispense en innombrables scintillements sur les eaux d’où surgira la gorge béante du Léviathan de notre extinction.

 

XV

Je viens de m’asseoir au matin dans un bouge du bord de mer dont la terrasse est devenue – ainsi qu’il se disait des courtisanes amies du prince – ma favorite grâce à la présence tordue des mûriers sauvages. Un corbeau file du ciel et, comme par hasard, se pose sur une des branches suppliciées. Il aurait pu aussi bien atterrir sur mon épaule. Il m’observe d’un œil. Je le dévisage. La conversation aimable aurait dû s’engager, qui nous aurait menés loin. Il n’accourt pas. À l’évidence, je ne suis pas comestible, en ce sens que je ne suis pas suffisamment avarié. Je déteste être dédaigné de qui que ce soit, fût-ce d’un corbeau, de plus pour des raisons suspectes. Je lui crie après. Je réclame un peu de respect. Les nobles goélands n’ont pas de ces manières, d’autant que je ne suis pas un poisson.

Le corbeau replie ses ailes et somnole.

Je quitte la terrasse de ma taverne, très vexé. Tout ce qui me vient à l’esprit ne peut être génial mais je peine à l’admettre. Au pire, quand je m’écoute penser, il arrive que je me soupçonne d’une certaine péroraison poseuse, mais cela passe assez vite. J’ai de l’entregent quand je me parle. Ma compagnie est donc de bon ton, même pour un corbeau. Je longe la plage sans m’en mêler, bien qu’elle soit déserte. La mer matinale fait des plis, le plein soleil va la défroisser, la lune s’étendra dans un drap de soie bleu nuit. Une journée aura eu lieu. Ainsi qu’un peu d’élémentaire poésie propre sur soi.

 

XVI

On s’habitue à tout, c’est connu, les lois de l’Évolution nous y aident. Ainsi s’habitue-t-on à la vue de l’immortelle Méditerranée. Qu’elle soit là au saut du lit – en pleine baie – n’importe plus. C’en est fini du cri d’angoisse et de la recherche éperdue de sa bouée de sauvetage. La mer n’est plus que du mobilier. Au mieux une autre pièce, où ne jamais mettre les pieds sous peine d’une déception, à l’entrée élégamment disposée avec tenture aux nuances délavées et franges d’écume au bas du rideau.

À ce propos il m’arrive depuis ma retraite de prendre avec curiosité des nouvelles de notre dernière guerre. Je songe qu’il est bien joli l’emploi opérationnel du mot déception pour désigner une manœuvre de fausse offensive qui déjoue l’attente et crée la stupeur de l’Ennemi effaré. On me pardonnera mes piètres notions guerrières mais j’apprécie que les généraux soient des gens délicats, c’est prometteur pour l’adversaire, comme pour leur troupe.

« Dieu nous interdit de prendre cette fausse offensive russe à la légère », a dit une journaliste 

Comme on le comprend, cet être qui en a vu bien d’autres ! Dans les rares pauses où ne croulaient plus les bombes sur les tranchées de 1914 mon estimé ami Ernst Jünger entendait le chant des oiseaux qui n’avaient pas cessé durant les combats. Cette information nous dit la profonde indifférence de la Nature à notre égard, elle est légitime et les goélands en seront sans doute d’accord si j’arrive à leur expliquer ce qu’était la guerre de 14/18.

 

 

[à suivre ici section 2]

XVII

Un éclat de voix chez les goélands m’attire à la baie, soucieux de tenir les propos conciliateurs et mesurés d’un homme de bon sens. Je néglige qu’ils sont comme les enfants, aussitôt oublieux, tombant dans un abîme de colère ou au plus profond de leur chagrin et remontant aussitôt du puits d’affliction avec une égale intensité de joie inextinguible. On ne fait pas plus exact à l’égard des humeurs et de ce qu’elles valent : si peu.

Ainsi une journée de bord de mer est à l’être pondéré une leçon de morale et de bien-vivre au lieu d’une agitation éperdue dans des courses en sac par toute la station balnéaire ou de se boucaner au grill des plages ou de participer à des journées Pèche en mer dont ne jamais revenir, le bateau ayant été avalé tout cru par une baleine, et finir sa vie – une fois Moby Dick dépecée par Achab – sous forme de bougie à la paisible église de Palavas-les-flots ou dans une boîte de sardines

 

XVIII

Voici qu’un des goélands nous a des cris de bébé, âcres et suraigus. Je suppose que c’est une fille, du moins à considérer l’agitation soudaine autour d’elle, mais que sais-je de la théorie des genres chez les goélands ? En tout cas, c’est grand émoi dans les airs, comme il se disait au XVIIIème siècle où n’était pas encore perdu le don des nuances du vocabulaire et de ses charmes. Pour ce qui est des charmes de la promise s’exprimant avec véhémence et conviction, suivie de sa cohorte énamourée – qui m’aime me suive ! – je ne les contesterai pas pour ma part au vu de l’incroyable palpitation des airs remués d’élans de ferveur, de jacassements frénétiques et de claquements d’ailes où chute parfois une plume – bien qu’une petite pie circonspecte, poseuse sur un muret, lointaine et ennuyée, après avoir lissé du bec son fin jabot, ait considéré la situation avec une certaine ironie.

Je referme la baie où je m’étais attardé, excessivement penché au rebord quoique je ne fus pas si concerné, et je me remets à pianoter le clavier de ma machine infernale, il faut bien que jeunesse se passe mais sans déranger le grand art.

 

XIX

Posté devant ma baie, j’attends le débarquement. Nous en sommes bientôt au fameux week-end de Pâques et à ses œufs en forme d’obus. Des barges vont aborder nos timides rivages. La plage sera prise d’assaut, certes avec toutes les apparences d’une entreprise pacifique, mais secrètement conquérante, les braves disputant chaque grain de sable sous les parasols ou frappant l’eau sauvagement – ainsi que quelques autres baigneurs au passage – pour avancer dans un crawl démonstrativement athlétique mais qui ne mène à rien. D’ailleurs, les maîtres-nageurs n’ont pas encore pris position sur leur socle afin de sécuriser les coquillages, les mouettes, les châteaux de sable, les pédalos, les seaux en plastique – et pour l’instant ce ne sont que quelques voiliers de compagnie et petits bateaux de plaisance qui s’aventurent sur la mer morose – ce n’était donc que ça ? – avec des rangées de splendides femelles dénudées prenant le soleil sur les gaillards d’avant et d’arrière.

Passant par-là les goélands expriment avec des sarcasmes leur désapprobation et le mépris de ce relâchement des corps qui ne peut que trahir un certain débraillé de la pensée.

 

XX

J’ai bien voulu aller sur la plage. Il ne s’y passait rien. Je n’allais pas m’épuiser le cœur à marcher dans tout ce sable. Je n’ai pas insisté.

Ou peut-être que si, un peu, pour faire plaisir à mon amie Prudence en visite et qui me l’avait réclamé pour ma santé.

Je n’y ai vu qu’un chien d’heureux.

Et bien sûr, pas de goélands.

Cette manie des enfants de creuser le sable m’étonne. Ils y chercheraient un avenir ? Le chien jappait, bondissait de l’arrière-train, virevoltait. Il cherchait une balle. Il n’y avait pas de balle.

J’admets que le silence en cette saison est agréable, avec le seul bruit du vent perceptible dans le coquillage de l’oreille, une infime rumeur fantomatique du côté du port, quelques cris de gamins. Donc, pas de silence, si j’y réfléchis. Il est vrai qu’on ne sort pas intact d’un caisson de silence authentique. Il se dit que les cosmonautes dans leur station orbitale n’aspirent qu’à retrouver les voix de la Nature et la « diversité humaine », selon eux – quel goût ! – jusqu’à ce qu’ils voient un goéland filer dans le pur espace devant leur hublot. J’ai dû présumer de mes forces. Quand je me retourne sur mes empreintes de pas dans le sable je les trouve voilées, entortillées, erratiques, Il faut du temps – et une sorte de sablier – pour se connaître vieux. Je ne verrai peut-être pas les mûriers verdir

 

XXI

Avec quelle attention délicieuse mon amie Prudence – ma bonne amie Prudence à son départ – se souvient d’infimes détails pour mon bien – ainsi de mon goût pour les mures sauvages – et les dispose sur mon passage avec une discrétion si grande qu’il me faut tout un temps de réflexion songeuse à son égard pour ne plus trouver si naturel de les avoir eues à ma portée.

Prudence m’ayant appris que mes goélands étaient des mouettes et les mûriers sauvages des mûriers-platanes, là-dessus elle a insisté pour me ramener « à la maison », l’air de la ville me ferait du bien, mais je n’y tenais pas du tout, ce n’est pas tous les jours qu’on est le contemplateur de son propre esprit (ses lubies, ses bons mots, ses idées en location, sa vue sur la mer), comme si on n’était soi-même qu’une pièce rapportée, une sorte de petit balcon doré d’où, penché, un doigt sur la tempe …

Je veux voir verdir les mûriers sauvages.

 

XXII

C’est folie sur a mer pâle de colère, les surfeurs s’envolent à dos de rafales, basculent, gesticulent en retombant, creusent la vague tumultueuse, ou bien les cordes des voiles s’emmêlent entre elles et c’est toute une grappe de sportifs qui est poussée vers l’horizon où on ne les verra plus – ce qui n’est rien, à considérer que des malheureux ont cette autre malchance : la brutalité des bourrasques, loin de les porter vers le large où les oublier, au contraire les déportent droit sur la plage où – après avoir râpé le sol dans un long sillon – ils s’enfoncent sous une dune en emportant avec eux enfants, mamans, seaux de plage, pelles et bobs dans leur tombe de sable (triste destin qu’une courte vie de surf).

J’ai fermé la baie par prudence, on ne sait pas, la violence du vent est si forte à cette hauteur que le risque est grand qu’il m’attrape à ma fenêtre et m’attire filer loin dans les airs à la façon d’une sorcière extatique sur son balai. Pas d’excès, ce serait outrancier. J’ai déjà un bûcher de mégots dans mon cendrier de cristal en forme de goéland.

 

XXIII

Bien qu’à présent j’aie vu pas mal de goélands dans ma vie, je n’ai pas résolu la question essentielle : où va le goéland ? Il ne semble pas le savoir, ainsi que je l’ai suggéré, mais je ne raisonne pas en oiseau. L’absence de la sensibilité dite poétique ne me permet pas non plus de me prendre pour un goéland. C’est bien dommage.

Il peut se laisser porter par un courant d’air si ça le chante mais aussi bien il décide d’un plan de vol, auquel il ne se tient pas nécessairement, ayant une marge d’improvisation, du moins il y semble à ce qu’il coupe son trajet, tendu comme la fuite d’une flèche, de brusques absides qui n’ont pour moi aucune raison mais qui pourraient être l’équivalent d’une pensée ou association d’idées, laquelle, pas plus que dans mon cas, ne va très loin ; quoi qu’il en soit de ce désordre apparent – ou fantaisie – il correspondrait à ce qu’on appelle chez l’homme le courant de pensée ou stream of consciousness – et dès lors, depuis ma baie, j’ai l’occasion de suivre en plein ciel la figuration ou réfraction – volte et virevolte – de la pensée inconséquente des estivants qui processionnent paisiblement sur la jetée. Si l’un de mes goélands se laisse aller en vol plané il est alors la figure même de la distraction nonchalante – ou promenade – qui doit occuper pas mal d’entre nous au comble du bonheur de ne réfléchir à rien de particulier.

 

XXIV

Je vois passer devant ma baie ce que je suppose être un Mirage, n’y connaissant rien. Aucun joli leurre possible avec réverbérations d’oasis et de châteaux aériens, ingénieux effets de machineries dans les coulisses du théâtre du monde. L’impression de puissance ne se conteste pas, car elle se donne pour un de ces sons caverneux qui effrayaient les villes d’Europe où nous faisions le gros dos dans les caves sous les passages des bombardiers alliés. Où se mettre quand la mort n’est plus sécrétée par le corps – et donc sous haute responsabilité personnelle – mais lâchée de l’extérieur, dans l’arbitraire du hasard pour ce qui est de nos chétives personnes, sautant de tous côté comme des puces pour éviter la chute aérodynamique des bombes, mais – prenons de la hauteur, en somme – bonne ou mauvaise fortune qui est toujours la conjonction de Causes dont on ne sait rien et qu’on peut bien prétendre être le grondement d’avion de la voix divine sur le Sinaï – mais dont douter un peu et nommer plutôt l’Histoire à la voix de crécelle saoule.

Le monsieur balance ses ailes. À mon avis, il est en plein orgasme. Les goélands rient. Imaginez un goéland à moteur. Il est vrai qu’il en faut peu à cet aviateur logé dans une coque de verre comme le poussin dans sa coquille d’œuf.

 

XXV

Un goéland, poussant des épaules contre le vent, fait du surplace, ce qui le maintient au niveau de ma position sur la côte, mon nez à la vitre de la baie, alors que je regarde la mer étincelante, expectatif (que lui dire ?), jusqu’à ce que le bel oiseau cède ou change d’avis, non pas en reculant ou bousculé dans une embardée de bourrasque, mais se laissant dériver de côté, économie de moyens, élégance et malice ! car il gagne ainsi un courant d’air favorable où il peut progresser vers sa destination – à moins qu’il n’ait jamais eu le moindre but en tête et que ce soit ma propre pauvre tête chercheuse qui ait tenté encore une fois de prêter une logique à sa conduite qui n’en a d’autre que d’être en quelque sorte l’expression du vent – une suggestion, un mot à dire, un bon mot, une idée en l’air.

Une explication plausible, Éole ? tant de force obstinée, inquiétante, épuisante et qui n’est visible qu’à ses effets où les tensions, anneaux et torsions de l’air cherchent éperdument à s’exprimer, dieu qui nous ressemble, vaine convulsion nerveuse.

 

XXVI

Je me vis mal. Or le temps des plaintes est épuisé. Qu’ajouter sans trop de pompe ni de complaisance aux récits dramatico-comiques et aux élégies démonstratives de mes prédécesseurs au sujet du sort humain ? Un peu de discrétion est réclamée. Ne rien dire de particulier est peut-être la bonne réponse, et tout l’intérêt dramatique, esthétique et même philosophique de mon histoire serait dans ce – vide. Cette stupéfiante absence de signification est un modèle de récit moderne. Un comble d’art actuel.

En fait, c’est le rien qui est à voir en creux. Qu’il n’y ait rien. – Et ce serait aussi captivant que l’abîme à la fin des temps cosmiques, pour quelqu’un qui ressentirait cette fascination sans en appeler à une cellule d’aide psychologique, ce qui ne peut être qu’une hypothèse, une telle fascination n’ayant plus lieu d’être s’il y a quelqu’un pour la ressentir – donc s’il n’y a plus rien. 

Et tout de même pendant ce temps le mûrier sauvage verdira bientôt.

 

XXVII

La Nature manque de mesure et c’est navrant. Un moyen terme dans la sombre fureur des vents serait préférable, plus de pondération dans les hideux déchaînements volcaniques, se refuser aux excès effroyables des orages tropicaux est à souhaiter, un minimum de modération dans la morsure du tigre ombrageux, et ne parlons pas des épouvantes du tremblement de terre ou de la folie furieuse des tornades qui manque de toutes nuances, ma mort, elle-même, n’est-ce pas un peu trop ?

L’horreur irrationnelle des Éléments nous confond, j’en frissonne. L’élémentaire n’est pas ma tasse de thé. La laideur de tant de démesure sauvage est si insoutenable que le visage de l’homme en paraîtrait beau et son cœur limpide et gracieux. La Nature devrait prendre exemple, à cet égard, sur ce miroir d’elle-même qu’est la mer qui est un nuancier raffiné de teintes des plus subtiles – pétales d’un art floral marin – au fur et à mesure des heures légères sous les nombreux applaudissements des vagues.

Bien sûr, on ne sait pas trop ce qui se passe sous la vague nocturne où se balance le goéland.

 

XXVIII

Alors que je dévore mon hamburger au Mac Do avec un sentiment de honte délicieux j’écarte mon regard et découvre un goéland. Il n’a rien à me reprocher sur le sujet. Il se tient à proximité sur un trottoir dont il a traversé à pied la moitié de sa largeur. Ainsi, c’est être un homme ? Son profil est altier, comme toujours chez les goélands. Ira-t-il sur sa droite à pas mesurés, vers ce qui a l’air d’une vie texane avec décor hollywoodien de 4/4 ensoleillés et fast-food à portes battantes de saloon, ou se rendra-t-il à pas comptés vers sa gauche, qui a tout d’un parc d’attraction Disneyland pour adultes demeurés ? Il n’ira pas plus loin. Il déploie ses vastes ailes, décolle à un mètre de la chaussée et fuse au ciel où s’élongent des nuages et s’amusent des copains. Être un homme ne l’a pas enchanté, on ne l’y reprendra plus.

 

XXIX

En vue de l’humble tâche du nettoyage de mes lunettes ma blanche Prudence m’avait acheté des mouchoirs en papier à l’épaisseur « double » (me signalait-elle). Ces attentions sont un des dons de l’amour – et ces soins ne mériteraient pas d’être évoqués en public si, vaporisant de spray Optic clean mes verres de myope, frottant et séchant, frottant et séchant, être voué à cette activité paisible ne m’avait donné les larmes aux yeux. L’émotion douce de la gratitude à l’idée d’une présence si tendre était cependant doublée du chagrin qu’elle fût si fragile.

Ainsi des horreurs de l’amour qui ne vont jamais sans que le recto si délicat n’ait son verso funeste. Je ne vois pas bien où placer mes goélands là-dedans. Du moins n’auront-ils pas à souffrir.

 

XXX

Au matin les goélands agissent en ambassadeurs du soleil qui nous arrive depuis l’arrière de la résidence, avec l’air de rien et de bonne humeur pour une fois, jouant à cache-cache avec Nausicaa et un ami nuageux. Les goélands portent embrassés sous leur ventre blanc des messages de lumière qui sont autant d’œufs d’or. L’esprit en est tout adouci. Le soleil a fait sa lessive à l’aube. Il a désinfecté l’air d’innombrables insectes d’âmes mortes. Il rend au paysage sa dignité. Le ciel est bien propre et la mer pure.

Que cache tant de bonne volonté ? Assurément, ces manières courtoises et ce policé sont le fourreau bien entretenu d’où se tirera au soir venu la dague effilée dite miséricorde au Moyen Age avec quoi achever la journée.

 

XXXI

Un petit homme compact m’aborde. Il a des yeux ronds d’oiseau – qu’on pourrait croire vides ou stupides, je préciserais mieux s’il me parlait, il me tend la main, non pour serrer la mienne, ce qui serait déjà familier, mais paume ouverte tournée vers le ciel. En fait son regard était une déchirure. J’en suis choqué, la misère scandalise l’homme probe, je ne croyais pas la station balnéaire – si choyée par le sort – atteinte de cette lèpre qui a la laideur des guerres – cette dévastation des villes, l’intimité éventrée de leurs ruines, le lit conjugal à la rue, la mise à nu du doux foyer. S’il y a une certaine dignité chez le pauvre – honorable créature du Capital – la nudité du miséreux décrédibilise la grande Nation. Je donnai une piécette à l’oiseau de mauvais augure. Le soleil étincela dans sa main et une pie la subtilisa dans un vif frémissement d’ailes qui nous fit très peur, à ce nécessiteux et moi, un effroi mêlé de rage chez lui et de dépit chez moi. Je n’imagine pas un goéland se conduire de façon si basse et peu sensible.

 

XXXII

Ma baie est une volière d’ombres d’oiseaux.

Douceurs et silence.

Et voici qu’arrive, naturellement (en quelque sorte), un goéland. Il ne s’attarde jamais et n’est jamais le même – à moins que l’affection ne l’ait gagné à mon sujet, on se demanderait bien pourquoi, si ce n’est pas l’impatience de me voir parti – encore là ? – et qu’une truculente famille me remplace, bonace et familière, avec parasol, sandwichs jambon/cornichons et zizique hurlante – enfin, du nouveau.

 

XXXIII

J’ai pris pour un banc à goélands un petit rang d’arceaux bleus. Ma bonne Prudence, toujours patiente, m’a détrompé et par là-même elle a confirmé ma réprobation des lieux. Ce dispositif est à l’usage des vélos. Décidément, l’Architecte était un petit esprit. Comme si les bicyclettes ne pouvaient reposer dans l’herbe tendre, ainsi qu’autrefois ! Ce garçon mérite que l’écaille de ses palmiers se révulse et que leurs palmes aient des airs de balayettes à poussière au-dessus des eaux ternes des voies fluviales. Il mérite la rouille et le front bas de ses architectures. Si j’avais eu ce métier qui peut être tellement beau je n’aurais bâti que pour les goélands. Des falaises et des falaises de cathédrales pour goélands.

 

XXXIV

Ma baie est peu à peu gagnée par des éclaboussures douteuses. Le vent est devenu fou comme un balai. Les bancs à goélands se disloquent. Les rochers jouent aux boules. L’eau de la piscine de Nausicaa sort de son lit et se promène un peu partout. Les voiliers plafonnent dans les nuages. Les mères courent après les bébés envolés le long de la jetée. Cependant je ne vois là rien qui ait pu s’en prendre à ma baie – à moins que les goélands n’aient pas apprécié les voyeurs. La nature ce n’est pas ce que je croyais, la vie non plus.

 

XXXV

J’aurais tout de l’aiguilleur du ciel dans ma tour de guet, réglant envols et atterrissages, si le circuit somptueux des goélands n’avait obéi à leur royale insouciance, tout bien réfléchi. Pourquoi pas ? Je n’apprécie pas mieux d’être obéi que d’obéir. La liberté des airs me convient ainsi que me va le libre mouvement des idées saisies au vol dans la volière du crâne – sans méconnaître pour autant les passages secrets entre les mots et les relations occultes du trajet multiple des oiseaux dans les arcanes du ciel.

D’ailleurs ma vue fatigue. La luminosité trop éclatante de la baie en plein soleil est aussi pernicieuse qu’une profonde nuit pour notre confort physique et moral. La rétine s’épuise, le regard s’ombre, une inquiétude vague s’insinue. Midi n’était-il pas l’heure funeste des fantômes dans la Grèce antique ? Que ne va-t-on imaginer ? Quels dieux hantent la lumière ? Quel organisateur divin de nos envols et de nos inspirations ?

 

XXXVI

Un petit peu de feuillage est arrivé au mûrier – l’infime feuille de vigne du pubis pubère d’une statue de jouvencelle – des feuilles menues descendues d’une pluie bienfaisante ou bien l’expression intime d’une renaissance fameuse, à moins que ce ne soit l’envie de dire et mêler sa frêle voix verte aux discordes de la plage et au concert « musical » des terrasses du bord de mer, sans doute une protestation qui se veut énergique et ne sera que brève et fragile, inécoutée, avant que le mûrier dépressif ne retourne à son état d’écorché vif. Un ami. Les goélands n’ont pas de réponse, vu d’en haut tout est bien.

 

XXXVII

Enfin un peu de vie sur cette terre déshéritée : arrive la belle Prudence et son panier d’osier venue pour me déménager à la fin du mois. C’en est fini des pustules de pensées à gratter dans la frénésie. L’Heure légère est au sourire de vivre, quelque chose en moi se réconforte et fortifie, je mue et jette ma peau squameuse de solitaire. Le pouvoir qu’ont certaines femmes de vous convaincre que vous existez ! Rien n’était si sûr, aucun rayon de soleil ne soulignait notre âme fripée comme il frange les ailes déployées du goéland à travers les nuages. Le manège joli des oiseaux de mer est la bonne réponse au carrousel des chevaux de bois de l’Apocalypse – aux yeux vides, aux flancs terreux, à l’écume de bave verdâtre au mors. Enfin reposer avec la nuit venue dans la berceuse des vagues …

 

XXXVIII

La mer nous fait une aquarelle sous le pinceau du ciel où s’estompe le soleil d’un jour. C’est bien aimable. Je ne quitterai pas sans peine la jouissance – quasi divine – de tant de grâce paisible. L’excellence est rare. C’est mon sort, passer. La baie m’en avait prévenu dès les premiers jours : nous ne vivrons pas ensemble.

Les goélands m’estimeront léger.

 

[à suivre]

 

 

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