Catastrophe lente – 48

Sappho]

L’idée joyeuse qui me vient alors sera de n’avoir d’intention d’aucune sorte. Ce que ces messieurs de la culture appellent « l’incipit » – le début du livre avec temps qu’il fait ou considérations personnelles oiseuses – est une chance heureuse ou pas. Il y suffit d’un mot qui agit en courant inducteur. Ou d’un trouble – de la brisure d’une branche, une de ces brisées que reconnaît le chasseur, indice d’un passage furtif : une émotion, un souvenir, une nostalgie, que le lecteur suivrait à la trace, aux empreintes sur le corps du paragraphe, aux frissons des pages tournées.

Le risque est grand, l’enlisement, le filandreux, l’inachèvement. Tenir. Aller où ça va de soi. Sans rien d’automatique : être fluide, souple, flairer la piste, suivre le sentier, nager le long du cours d’eau, développer une cohérence progressive, être apte à la digression qui fait retour habilement, au rebond, au trampoline joyeux, à la distance réfléchie (mais qu’est-ce qui réfléchit ?). Un mot en appelle un autre, ils se poussent et me poussent. Vers la chute. Qui est surprise. Découverte. Qui parfois était déjà là sans avoir été discernée, et me voici continuer de pousser dans le vide. Seul. Rétrograder en l’air. De haute volée.

Ce que j’appellerai pièce s’y prêtait.

La pièce, un saut dans l’abîme où être suspendu. Comme il se dit en musique et un art de trapéziste dans un univers problématique.

« Comprenez-moi, mes amis, disais-je. Il nous a été demandé de nous incarner, souliers compris. Nous incarner en vérité. Qu’est-ce à dire ? Il y a de l’homme, à la rigueur, rien de stable, l’ambivalence seule est soutenue, de la dissipation nuageuse, du vau-l’eau, de l’écume, des contextes, et si les circonstances font l’homme, d’autres circonstances le défont d’ici peu.

Sauts de puce et zigzags.

Bref, des fragments, des pièces, des chambres et des antichambres.

Chacune doit loger un secret.

Des notes en marge d’une vie imaginaire. » 

On se dispersa, très impressionnés.

[à suivre]