Catastrophe lente – 56

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L’amant ne se soucie pas d’originalité. Il sait que ses mots d’amour ont été bien des fois traversés par d’autres. Il a cette chance de les revivifier, de restituer leur charge d’émotion, celle du premier homme s’adressant à la première femme sous un baldaquin de pommes aux bonnes joues rouges.

Ainsi renouvelle-t-il le désaccord.

Nommer est une déception.

Les sentiments, une horreur.

Quand le poids personnel de chacun pèse sur l’autre les époux se parlent parfois, puisqu’il faut bien se parler, quoique ce ne soit plus nécessaire, puisqu’ils se sont tout dit depuis longtemps, même ce qui ne se dit pas et qu’ils ont tu, mais que chacun avait entendu, puisqu’on sait toujours tout sur tout. Ils se parlent de ce qui peut se dire, ils parlent du quotidien, ajoutant du quotidien au quotidien, s’ensevelissant dans le quotidien.

Je me faisais ces réflexions spéculatives alors que l’autocar convoyait vers la plage un groupe de religieuses en cornette, un vieux sikh enturbanné et un couple de rouquins. Le couple était imbriqué dans un baiser – nœud de muscles aussi inextricable qu’incompréhensible. Il y avait de quoi s’étonner que l’amoureuse ne voie pas que l’amoureux était un gros garçon naïf plein de maïs, d’avoine et de toutes sortes de nourritures lactées saines et fades, mais c’est ainsi, elle aimait. Sa bouche, à elle, était toute rouge et gonflée des baisers qu’il lui donnait, vorace, mais voici que le car traversait le fleuve par le pont à l’entrée d’un village, comme c’est intéressant, car ils se défaisaient l’un de l’autre, leur visage s’écartait, leurs yeux se vidaient de contentement, et ils ne regardaient pas la même rive.

Il y a ce qui foudroie et multiplie. Il y aura ce qui s’additionne. Ils n’auront aucune intimité, la promiscuité n’en tient pas lieu, sans doute frotteront-ils l’un à l’autre jusqu’à la mort de l’un leur indéfectible solitude.

Ne touchons pas au Corps sacré du couple,

l’horreur aux doigts de rose.

[à suivre]