Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (62)
Le dernier homme sur terre
« Non, je ne chauffe pas. Mon côté mâle Alpha. Je veux dire : chez moi, je ne chauffe jamais chez moi, n’ayant pas installé de radiateur électrique ni le chauffage central, pas de fourneau en fer où couver mon bois, pas de chaudière – pas de cheminée pour me réjouir rêveusement à la vue de ses flammes tordues de douleur. Il est vrai que je ne paie plus ma facture d’électricité depuis longtemps. »
Adrien Cox ajoute dans un sourire radieux :
« Je ne crois pas en l’hiver. »
Ce manque d’amour de soi – ce comportement antisocial – cet état d’esprit réactionnaire – lui est vivement reproché par ses amis enseignants en visite, bien au chaud dans leurs moumoutes, moufles, et chapkas russes de ratons laveurs.
« Tu n’es pas optimiste. – Tu es négatif. – Tu es nihiliste. – Tu n’as pas foi dans le Progrès humain. »
On va jusqu’à traiter l’hôte bienveillant d’avare – lui si dispendieux de lui-même, de ses mérites, de ses dons. Son grand ami Louis – maître de conférences éternuant et toussant au point de souffler déplorablement la seule bougie – le dit même inhumain. Cox serait inhumain de lui faire souffrir ce froid. Où vont se faufiler les droits de l’Homme ? A quoi bon évoquer devant ces fonctionnaires paisibles l’intransigeance dans le dépassement de soi, le sublime dans le sacrifice, l’homme né pour le tourment, comme les étincelles volent vers le haut ?
Cox rallume la bougie après avoir gratté une allumette.
« J’ai vu la lumière ! dit-il. L’hiver est un mythe. »
Le cercle de ces messieurs de la culture – ivre de fureur – se met à danser une gigue idiote de moumoutes, moufles, et chapkas russes de ratons laveurs autour du fauteuil orthopédique d’Adrien Cox.
« La mort aussi. »
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La bougie s’éteint et les voix s’estompent, bizarres, un peu noyées, ou ensommeillées, et rauques, comme enrouées de sécrétions. Plus de visage dans l’obscurité, mais nombre de visages se superposent à la même absence de visage et passent.
Chez soi, répit ou refuge ? Avoir la passion des autres est suspect. La vie sociale peut nous être si hostile et si fausse qu’elle contraint de se figurer comme un recours stratégique une vie privée qui n’est que solitude physique alors qu’elle est traversée d’une multitude de parasites des conversatons de la société résonnant dans un château vide. Où se cacher ? L’équilibriste avisé sort danser sur son fil de chanvre un pas amusé, bien qu’il soit rempli de terreur, et, les larmes aux yeux, il cherche à faire silence dans le déploiement d’une parole souveraine.
Cox n’a jamais été plus intelligent. Ce n’est jamais bon signe. Il ne peut que mourir.
[à suivre]