Chronique du rat (3) La Place de l’écrivain

L’écrivain est trompeur.

Il ne tient que peu de place dans votre appartement sinon dans votre cœur, du moins au début. Il ne réclame à tout casser qu’un mètre carré de territoire : son bureau, mais il le réclame avec ferveur. Veillez à ne pas passer entre lui et le clavier de son ordinateur, il casserait tout.

L’écrivain subit des périodes de troubles où il ne reconnaît plus personne. Vous avez perçu depuis la cuisine un bruit confus au fond de l’appartement, le tap tap de la ma­chi­ne à écrire et la clochette de l’antique chariot. Il a jeté l’ordinateur : le copie/collé l’excède, un court-circuit de la pensée, selon lui. Il retourne aux origines : une bonne vieille Underwood et l’effort physique ample et soutenu. Il écrit de tout son corps, de tout son souffle, inspirer, expirer, pas de masque à oxygène, pas de demi-mesure.

Il y a bientôt un silence sans fond. L’écrivain bondit de son fauteuil comme si c’était un starting-block et il prolonge d’interminables circuits silencieux dans toutes les pièces. Il va creuser le sol et ses pieds pédaler dans le plafond de votre voisin du dessous s’il poursuit ce labyrinthe tragique sans en trouver la sortie.

Ce n’est plus l’étonnement émerveillé d’autrefois : s’il vous croise, il a des regards d’assassin. Vous avez un gant de vaisselle à la main et une serviette nouée autour de votre henné, l’air innocente, mais vous ne pouvez pas être innocente, il peut lui-même devenir imprévisible.

C’est là qu’il faut montrer la plus extrême prudence : ne le suivez pas de près dans son parcours erratique et surtout ne lui parlez pas, au grand jamais, il vous pardonnerez mal le genre : tu as pensé à la Blédina du petit ? Il y a des limites à ce que peut tolérer un si haut degré de concentration intellectuelle. Il risque de tomber de très haut et de se faire très mal. Du bas de sa chute il vous regardera avec un mépris indicible qui vous dissoudra comme le tartre le produit antiseptique de votre cuvette de wc.

Notons que l’écrivain peut être une femme, cela ne change rien, sinon que l’écrivain a un brushing. Nous n’avons pas encore parlé de la vie sexuelle de l’écrivain. Ou du rat. Ce qui revient au même. Cela ne saurait tarder.