Chronique du rat (8) La Séance de lecture, ce drame.
– Tu veux pas lire mon manus ?
S’il est savant, ce sera son « tapus », mais c’est du pareil au même, vous êtes de corvée.
Il a décidé que son roman aurait une structure aléatoire, imprévisible, peut-être même improbable. Il y sera question du temps qu’il fait, des autres, de menus événements, rarement de lui.
Mais, en secret, il y recherche les espaces inconnus de l’émotion.
Le voilà travailler d’arrache-pied, curieuse expression, car ce n’est certainement pas ses pieds qu’il arrache de sous son bureau. Il s’y tient comme un forçat, rame, galère, mouille des kilomètres de robes de chambre.
Enfin, par une après-midi de congé pour vous, il prend un air triomphal, ôte de vos mains la revue que vous lisez dans un fauteuil du salon, tend un verre de votre composition préférée. Ensuite, il va et vient devant vous, une pile de feuilles à la main, il fait passer de ses doigts nerveux la première page sous la dernière, il lit trop vite d’une voix fébrile, et vous jette des regards avides à chacun de ceux qu’il estime, selon son expression, des coups littéraires.
Vous gardez pendant l’interminable lecture le front baissé, le nez caché dans vos mains jointes. Il se fait un silence.
– Tu as l’air d’un prêtre, Antoinette (ou Sandra ou Maurice).
La voix du grand écrivain est enrouée par l’émotion.
– Ne sois pas hypocrite. Parle donc !
Vous levez un regard gêné. Muet, les dents serrées, il fait lentement un rouleau de son manuscrit, puis, s’en frappant avec rage la cuisse, il court pour quitter la pièce, les bras en avant.
– Ah ! Tu n’es qu’une scientifique ! (ou une secrétaire de direction ! ou une institutrice ! ou un vieux troll !)
Un grand nombre de pages ayant voleté après ses pas, désolée, vous ramassez les feuilles mortes une à une et les classez consciencieusement selon leur chiffre, mais le lendemain vous les retrouvez dans les cabinets, déchirées en deux et maintenues à portée de main par un crochet qu’il a fixé au mur.
La semaine prochaine nous aborderons sans doute la vie sexuelle de l’écrivain. Ou du rat, ce qui revient au même.