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Publié par Michel Castanier

La Vie au bureau : vie ascensionnelle d’Alfred Groéland

– Où est Dieu ? demande l’enfant (ce sont ses premiers mots après la mort de son père).

– Il est en haut.

Alfred Groéland, le fils de la réceptionniste, trottine de culbute en culbute sur le perron hors de la maternelle de la rue Jean-Bouin.

Quelques nuages font des roulés boulés dans un ciel bleu mais vide.

– Ils se foutent de nous, dit un gros rouquin désa­busé, as­sis sur une des marches aux côtés du petit garçon désap­pointé.

– C’est pour notre bien, conclut une minuscule fillette, rieuse. Toujours pour notre bien.

Le petit Alfred sait dès lors qu’il a mieux à faire que d’apprendre à mar­cher : il vo­lera et en conséquence, un jour ou l’autre, ira là-haut. Dès lors il ne marche pas, il saute : il saute des arbres, s’élance des toits, s’échappe d’un vol plané par les fenêtres de l’hôpital psy­chiatrique. Il est récu­péré par les infirmiers et re­tenu par des cor­dages dans sa chambre capitonnée, mais parfois il s’en évade et les oiseleurs ont bien de la peine à le reprendre dans leurs filets.

Enfin, voici la puberté. Pour certaines femmes une ex­pression de profonde mélan­co­lie (un état obscur) ajoute au charme naturel de ce jeune homme étrange, bien qu'un point délicat dans sa cons­titu­tion ne lui ait pas permis, à son avis, d’être tout à fait l’homme qu’il au­rait tant aimé être.

Alfred (selon ce qu’il rapporte quand il consent à par­ler) se trouve alors à l'égard de la bonne société des bureaux – en quelque sorte dans la situation de mise en abyme pratiquée dans la peinture baroque : un minus­cule miroir mu­ral re­flète dans son médaillon ovale un per­sonnage qui ne participe pas à la scène repré­sen­tée dans le tableau – la Vie. C'est un vi­sage inconnu, neutre et atten­tif au fond de ce tableau, qui pour­tant de­vrait être (le moindre calcul géométrique le prouve) le visi­teur dis­trait qui a erré dans la galerie du mu­sée.

– Je suis ce petit fan­tôme énigma­ti­que dans son verrou de verre.

Ces dames, qui ne se laissent pas impressionner par grand-chose, s’en accommoderaient volontiers si nos employés ne repro­chaient au groom de l’immeuble administratif de n’être pas de leur monde, c’est pour­quoi, par un ma­tin de novembre, il ne surprend per­sonne d’en tirer toutes les con­sé­quences : il sort du tableau.

Otto Scholl, le responsable des Ressources humaines, remarque, dans sa grande bonté, en dé­tour­nant les yeux du miroir déserté :

– Comme beaucoup d’adolescents, Alfred aura eu la mé­lancolie de ceux qui pénè­trent la na­ture des choses : l’Origine de l’Univers (et la re­marque est tenue pour une louange, particulièrement par les dames).

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