La Vie au bureau : vie ascensionnelle d’Alfred Groéland
– Où est Dieu ? demande l’enfant (ce sont ses premiers mots après la mort de son père).
– Il est en haut.
Alfred Groéland, le fils de la réceptionniste, trottine de culbute en culbute sur le perron hors de la maternelle de la rue Jean-Bouin.
Quelques nuages font des roulés boulés dans un ciel bleu mais vide.
– Ils se foutent de nous, dit un gros rouquin désabusé, assis sur une des marches aux côtés du petit garçon désappointé.
– C’est pour notre bien, conclut une minuscule fillette, rieuse. Toujours pour notre bien.
Le petit Alfred sait dès lors qu’il a mieux à faire que d’apprendre à marcher : il volera et en conséquence, un jour ou l’autre, ira là-haut. Dès lors il ne marche pas, il saute : il saute des arbres, s’élance des toits, s’échappe d’un vol plané par les fenêtres de l’hôpital psychiatrique. Il est récupéré par les infirmiers et retenu par des cordages dans sa chambre capitonnée, mais parfois il s’en évade et les oiseleurs ont bien de la peine à le reprendre dans leurs filets.
Enfin, voici la puberté. Pour certaines femmes une expression de profonde mélancolie (un état obscur) ajoute au charme naturel de ce jeune homme étrange, bien qu'un point délicat dans sa constitution ne lui ait pas permis, à son avis, d’être tout à fait l’homme qu’il aurait tant aimé être.
Alfred (selon ce qu’il rapporte quand il consent à parler) se trouve alors à l'égard de la bonne société des bureaux – en quelque sorte dans la situation de mise en abyme pratiquée dans la peinture baroque : un minuscule miroir mural reflète dans son médaillon ovale un personnage qui ne participe pas à la scène représentée dans le tableau – la Vie. C'est un visage inconnu, neutre et attentif au fond de ce tableau, qui pourtant devrait être (le moindre calcul géométrique le prouve) le visiteur distrait qui a erré dans la galerie du musée.
– Je suis ce petit fantôme énigmatique dans son verrou de verre.
Ces dames, qui ne se laissent pas impressionner par grand-chose, s’en accommoderaient volontiers si nos employés ne reprochaient au groom de l’immeuble administratif de n’être pas de leur monde, c’est pourquoi, par un matin de novembre, il ne surprend personne d’en tirer toutes les conséquences : il sort du tableau.
Otto Scholl, le responsable des Ressources humaines, remarque, dans sa grande bonté, en détournant les yeux du miroir déserté :
– Comme beaucoup d’adolescents, Alfred aura eu la mélancolie de ceux qui pénètrent la nature des choses : l’Origine de l’Univers (et la remarque est tenue pour une louange, particulièrement par les dames).