La Geste du potager (21)
C'est en ces temps-là que l’humeur de Bertille, qui n’était jamais très bonne, se dégrada sensiblement.
Au matin, elle trottinait à pas pressés dans un sens, puis dans l’autre, le long de la haie des thuyas, suivie du Gros Chien et de ses déménageurs, distribuant les ordres à ses hommes, affairée et soucieuse.
Arthur, depuis son fauteuil à bascule, intervenait parfois pour ranimer les courages, en lançant de loin une bonne blague.
Incertain de sa plaisanterie, il riait très fort.
Bertille l'observait d'un air las.
Il n'avait pas besoin de la présence des déménageurs pour se sentir déplacé.
Il y eut de ces jours où Bertille n'envisagea pas le moins du monde qu’ils se retrouvent. On aurait cru qu'elle n'en voyait pas l'utilité.
– D’ailleurs, tu ne viendras pas dimanche prochain. Je ne serai pas intéressante. L’autre dimanche, non plus. Je serai fatiguée. Le dimanche suivant, pas davantage. Il y aura une vente de timbres postes. Tu vas t’ennuyer.
Ils avaient des pudeurs exquises : pour ne pas envenimer leur chagrin, absorbée par ses boutures de roses, Bertille faisait semblant de ne pas remarquer le départ d’Arthur.
Elle se devait d’accorder une attention égale et mesurée à son jardin, à ses affaires, à son amant. Il se hâtait vers la gare routière, son bagage à la main. S’il avait raté l’autocar et dû revenir à l’Etude, elle aurait eu de la peine à lui attribuer de nouveau une place dans sa vie. Il aurait connu l’inquiétude des fantômes.
Réunies sur la terrasse de la cafétéria où elles aimaient à prendre leur thé, ces dames de l’Unité psychologique achetaient tour à tour des macarons et s'en faisaient des surprises.
On s'exclama quand Félicité, la pédopsychiatre, sortit le sachet de son sac à main, après avoir prétendu, faussement honteuse, qu'elle avait oublié son tour. Qu’elle était amusante ! Désormais croquant dans leurs biscuits cuits, elles écoutaient avec attention les dernières nouvelles du potager.
Arthur rêvait souvent à cette époque qu’il projetait son vélo contre un mur, le récupérait pour rouler, le projetait.
– Il va de soi que votre situation devient de plus en plus inconfortable, dit Annie, frémissante.
On se considéra entre psychologues avec satisfaction, le visage exagérément lumineux.
Arthur attendit que l'effervescence dans la cafétéria s'apaise.
– Certes, mesdames, nous pourrions rompre. Certes, mais le potager ?
– Vous feriez un bon peintre, non ?
Louise, la sismothérapeute, indécise, examinait ces dessins qu’il avait réalisés en marge du manuscrit original de La Geste du potager. Bernadette, l’arthérapeute, crut se reconnaître dans un petit personnage rougeâtre avec un vagin hypertrophié, des cornes et une fourche – à moins que ce ne fût un microscope.
– Et cet astucieux portrait végétal d’Arcimboldo ? dit Graziella, l’agapèthérapeute
– C’est le petit maître.
Annie posa sa propre main sur les mains d’Arthur, qui poursuivirent un instant leur mouvement indépendant, puis se calmèrent…
– Non seulement je dois écrire à nouveau, mais même être publié ! Qu'ai-je fait là ? Il ne faudrait pas aimer.
On se récria.
– Votre souffrance amoureuse n’est-elle pas une splendide occasion ?
– Ne serait-ce pas dommage pour l’humanité si vous renonciez ?
– Ecrire est gênant, mesdames ! Une affaire privée, indiscrète ! Rendez-vous compte: on creuse ! On fouit ! On fafanouille ! On fait des trous !
Ces dames toujours affables, espiègles, tellement optimistes, souriaient, approuvant par des petits coups de tête appréciateurs.
La psychologie, à mon sens, est le stade suprême du potin.
Des tourniquets trempaient l'herbe au bord du banc où Arthur pianotait le clavier de son téléphone mobile. Les lumières des vergers brillaient dans une pluie qui se déployait en plusieurs éventails.
Dans l’éventualité où Bertille ne serait pas très polie, Arthur se préparait avant de téléphoner, avec la minutie et la concentration d’un acteur de composition, dosant le fin équilibre de ce que serait sa réaction entre la légèreté amusée, rieuse, et l’expression d’un regret mesuré mais compréhensif.
– Je n’ai pas su te dire que la sulfateuse était à sa place, dans le magasin qui nous sert de remise au fond du jardin !
– Il n’est pas bien élevé de parler de ses sentiments, dit Bertille avant de raccrocher, sans ménager beaucoup de transition.
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