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Publié par Michel Castanier

La Geste du potager (21)

C'est en ces temps-là que l’humeur de Bertille, qui n’était ja­mais très bonne, se dégrada sensiblement.

Au matin, elle trottinait à pas pres­sés dans un sens, puis dans l’autre, le long de la haie des thuyas, suivie du Gros Chien et de ses démé­nageurs, distri­buant les ordres à ses hommes, affairée et sou­cieuse.

Arthur, depuis son fauteuil à bascule, interve­nait par­fois pour ranimer les courages, en lançant de loin une bonne blague.

Incertain de sa plai­sante­rie, il riait très fort.

Bertille l'observait d'un air las.

Il n'avait pas besoin de la pré­sence des déména­geurs pour se sen­tir déplacé.

Il y eut de ces jours où Bertille n'envisa­gea pas le moins du monde qu’ils se retrou­vent. On aurait cru qu'elle n'en voyait pas l'utilité.

– D’ailleurs, tu ne viendras pas di­man­che pro­chain. Je ne se­rai pas intéres­sante. L’autre di­manche, non plus. Je se­rai fati­guée. Le dimanche suivant, pas davan­tage. Il y aura une vente de timbres postes. Tu vas t’ennuyer.

Ils avaient des pu­deurs ex­quises : pour ne pas enveni­mer leur chagrin, absorbée par ses boutures de roses, Bertille fai­sait semblant de ne pas remar­quer le dé­part d’Arthur.

Elle se devait d’accorder une at­tention égale et mesu­rée à son jardin, à ses affaires, à son amant. Il se hâ­tait vers la gare rou­tière, son bagage à la main. S’il avait raté l’autocar et dû reve­nir à l’Etude, elle au­rait eu de la peine à lui attri­buer de nou­veau une place dans sa vie. Il au­rait connu l’inquiétude des fan­tômes.

Réunies sur la terrasse de la cafétéria où elles ai­maient à pren­dre leur thé, ces dames de l’Unité psycholo­gique ache­taient tour à tour des macarons et s'en faisaient des sur­prises.

On s'exclama quand Félicité, la pédopsy­chiatre, sor­tit le sa­chet de son sac à main, après avoir prétendu, fausse­ment hon­teuse, qu'elle avait oublié son tour. Qu’elle était amu­sante ! Désor­mais croquant dans leurs bis­cuits cuits, elles écou­taient avec attention les der­nières nouvelles du pota­ger.

Arthur rêvait souvent à cette époque qu’il pro­jetait son vélo contre un mur, le récupérait pour rouler, le proje­tait.

– Il va de soi que votre situation devient de plus en plus in­con­fortable, dit Annie, frémissante.

On se considéra entre psychologues avec satis­faction, le vi­sage exagérément lu­mineux.

Arthur attendit que l'efferves­cence dans la ca­fété­ria s'apaise.

– Certes, mesdames, nous pourrions rompre. Certes, mais le potager ?

– Vous fe­riez un bon peintre, non ?

Louise, la sismothérapeute, in­dé­cise, exami­nait ces des­sins qu’il avait réali­sés en marge du manuscrit origi­nal de La Geste du potager. Bernadette, l’arthérapeute, crut se re­con­naître dans un pe­tit person­nage rougeâtre avec un va­gin hy­pertrophié, des cornes et une fourche – à moins que ce ne fût un micros­cope.

– Et cet astucieux portrait végétal d’Arcimboldo ? dit Graziella, l’agapèthérapeute

– C’est le petit maître.

Annie posa sa propre main sur les mains d’Arthur, qui pour­suivirent un instant leur mouve­ment indépen­dant, puis se calmèrent…

– Non seulement je dois écrire à nouveau, mais même être publié ! Qu'ai-je fait là ? Il ne fau­drait pas ai­mer.

On se récria.

– Votre souffrance amoureuse n’est-elle pas une splen­dide occasion ?

– Ne serait-ce pas dommage pour l’humanité si vous re­non­ciez ?

– Ecrire est gênant, mesdames ! Une affaire pri­vée, indis­crète ! Ren­dez-vous compte: on creuse ! On fouit ! On fa­fanouille ! On fait des trous !

Ces dames toujours affables, espiègles, telle­ment op­ti­mistes, souriaient, approuvant par des petits coups de tête ap­pré­ciateurs.

La psychologie, à mon sens, est le stade su­prême du po­tin.

Des tourniquets trempaient l'herbe au bord du banc où Arthur pianotait le clavier de son téléphone mobile. Les lu­mières des ver­gers brillaient dans une pluie qui se dé­ployait en plusieurs éventails.

Dans l’éventualité où Bertille ne serait pas très polie, Arthur se préparait avant de téléphoner, avec la minu­tie et la con­cen­tration d’un acteur de composition, do­sant le fin équi­libre de ce que serait sa réaction entre la légè­reté amu­sée, rieuse, et l’expression d’un regret mesuré mais compré­hensif.

– Je n’ai pas su te dire que la sulfateuse était à sa place, dans le magasin qui nous sert de remise au fond du jardin !

– Il n’est pas bien élevé de parler de ses senti­ments, dit Bertille avant de raccrocher, sans ménager beau­coup de transi­tion.

#conte #comédie dramatique ‪#‎série littéraire

http://www.impeccablemichelcastanier.com/

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