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Publié par Michel Castanier

La Vie au cimetière (17)

Le jardinier manchot ne taille plus les rosiers

Il y avait peu de temps que la grande muraille au sud s’était écroulée, éventrée par les racines, en­sevelissant les canons de bronze, les fontaines en fonte, les dolmens, les gar­gouilles, les obélisques, les momies et les sarcophages en lave de Volvic. On apercevait parfois des vagabonds, mais c'était assez rare. Une odeur d'huile brûlante les annonçait et le bruit de friture des grillons dans ce mélange de grilles, de dalles, d'ifs et de caveaux.

Un chien arriva d’un pas ensommeillé devant la dernière demeure d’Edouard, releva la tête et se figea, une patte en l’air. Il croyait les lieux inhabités. Édouard et le chien se dévisagèrent, enfin le chien se recula à petit coups de l’arrière-train, en gémissant, et disparut au loin, plein de trouble et d’inquiétude – la journée s’annonçait si belle.

– Notez que le cimetière n’est pas plus dé­térioré que la ville, dit Walter pour justifier l’état des lieux. Il est vrai, je ne réagis pas ou plus beaucoup.

Il ouvrit une vanne, parce que seule l’ouverture des vannes le consolait encore. Un geyser fusa.

– Je ne suis plus responsable de quoi que ce soit. J’ai fait un grand bond à côté de moi-même, Edouard. Sacré tour d’équilibriste !

L’eau bouillon­nante inonda l’allée. Un cor­tège sautilla de pavé en pavé, veuf en tête, pour éviter de se mouiller les pieds.

– Je m’évite. Je saute à pieds joints par-dessus l’empreinte que laissera mon exis­tence en se re­fermant.

Il raccompagna Edouard à sa tombe, mimant des entrechats, et alla jusqu’à lui tenir les mains chaleureusement, considérant par-dessus son épaule la sépulture que gagnait une surpopu­lation de chardons.

– Et cette existence donc ! Ce n’est pas ce que je croyais. Peut-on imaginer obstina­tion plus stupide, moins éclai­rée ? C'est à peine si je vis. Je fais tout au plus acte de présence.

C’est ce qu’il explique, lui tapotant le dos, à Edouard qui le trouve plein de bon sens et, refermant la porte de la crypte entre eux, ajoute que personne ne lui reproche rien, surtout pas.

– L’amour même, cher Edouard… Quelle solitude est la nôtre, mon ami !

Une averse soudaine dérive sur le cimetière, aussitôt les morts rejoignent leurs tombes sous l’abri de leurs para­pluies respectifs.

Edouard, se couchant sur sa hanche gauche, regarde un vent très léger, passant la porte ouverte, animer la brous­saille décomposée et les composi­tions florales anarchiques qui bourgeonnent sur la marqueterie des dalles.

L’éternelle Veuve

Une vague clarté supplémen­taire vint avec le cré­pus­cule s’ajouter à la clarté précise des bougies sur l’autel : un ré­verbère voisin s’alluma en même temps qu’une dis­pute avait commencé dans une sépulture jusqu’alors vide. Et la sonorité des voix, du fait de la nuit et de cet espace qu’elle aménageait pour les sons, était beaucoup plus nette, bien qu’elle ne rende pas la conversation plus dis­tincte pour Edouard sur­pris qui se re­leva de sa dalle et s’approcha sur le seuil de sa tombe.

C'était comme si toutes les pelouses som­bres et les tombes allaient assister à une scène, à ce remue­ment de voix dans une confusion rêveuse. Soudain, Edouard se ré­tracta, com­pre­nant qu’il n’écoutait pas une que­relle étouf­fée, mais les gémis­sements mêlés d'un homme et d'une femme ! Des bruits d’amour, grotes­ques et mons­trueux ! Il leva les yeux vers le ciel et sembla vaguement parer un coup de son bras plié. Le jardinier, caché dans un buis­son, ne vit plus que sa nuque qui s’éloignait à toute vitesse au bout de l’allée.

Le nouveau-venu sortit seul de sa tombe au matin pour prendre l’air, ses pantou­fles au bout des orteils. De quelque ­temps, il se mas­turba en pous­sant des cris de deux sor­tes chaque nuit, puis il fut concassé par suite des plaintes du voisinage.

FAMILLE GONTRAND

1

La lanterne rouge à l’avant d’une rame de métro éclaira une en­trée dans la paroi des buildings et des ali­gne­ments de tubes, des embranchements de rails au ni­veau du dixième étage. Les vitres de la cabine de pilo­tage étaient aveuglées par du lierre et ne permettaient pas d’apercevoir s’il y avait un conducteur, probablement pas.

À l’arrivée de la rame, un pigeon voyageur fit une ombre rapide sur la verrière ensoleillée qui abritait la station de la Terre pro­mise. Un de ses collègues sautilla à cloche-pattes sur le bord du quai après le départ du convoi. Sur un banc une vieille femme était assise depuis trois jours. Elle hochait la tête. Elle hochait la tête de­puis trois jours.

Un convoi mortuaire croisa le trajet de la rame en-dessous des arches du métro, ses vi­tres sombres un instant allumées de rougeurs au pas­sage des signalisa­tions, et se rangea devant une des en­trées du cime­tière, portique 3.

2

Une animation infime se produisit à la lisière du carré des Suicidés quand une petite famille en deuil entra sous le portique et dé­ambula d’un pas avantageux pour accompagner le cer­cueil jusqu’à sa tombe.

La fille unique, bonne fille, passa, allongée, son calme vi­sage visible derrière la vitre d’une fenêtre dormante, pla­cée en imposte de la bière.

Un marbrier avait gravé en lettres d’or au fronton de sa tombe : JEANNE GAI EPOUSE PAUL GONTRAND.

Jeanne avait trouvé dans son époux une édition de poche de son père par la même sorte d’ennui diffus et jusque dans la bouche menue et la forme des sourcils, exagérément ar­quée sur une in­compréhension perpétuelle. Plus petit de fait et d’ordinaire si discret, le gendre en deuil – PAUL GONTRAND – se tournait vers son beau-père, levait la tête continuellement et l’entretenait avec volubilité en cette cir­constance exceptionnelle, ou plutôt semblait solliciter des ap­probations, un appui, des conseils renouvelés.

ALFRED GAI, sur la réserve, les mains dans le dos, re­gardant de ci de là avec stupéfaction par-dessus la tête de son gendre, essayait de ne pas perdre de son intégrité et risquait à peine quelques mots, se fiant au silence comme à une pro­fondeur. La mère – ELISABETH GAI – dé­ambulait en avant, portée d’une hanche sur l’autre par ses enjambées placides et souveraines, ob­servant autour d’elle avec une assurance tranquille.

Jeanne, la bonne Jeanne dans son cercueil, les yeux au ciel, souriait inté­rieurement.

Elle était sur un autre plan que celui où évoluait cette poi­gnée de personnes dont elle était l’attache à la fine ossa­ture.

3

Des araignées guettaient les moucherons qui dansaient au-dessus de l’autel, dans la lumière ambrée des vitraux de la crypte familiale. Une tem­pête de pous­sière secouait le cimetière cette nuit-là. Les fila­ments électriques clignotaient avec une sorte de fo­lie dans les fleurs de verre opalescent des réverbères.

C’était si triste : il y avait encore accrochées aux cheveux de la jeune femme, enfouies dans ses aisselles, agrippées à ses or­teils menus, des touffes blanches de fil qui n’avaient pu être en­tière­ment nettoyées – comme les restes d’une robe de noces après usage.

Une poussière légère flottait dans l’ombre qui ensevelissait le petit manège en tôle peinte – un carrousel, posé sur le sol de la chapelle, aux chevaux de fer qui se bousculaient et gre­lot­taient – que le fossoyeur avait offert et que Jeanne actionnait d'un doigt fossilisé. La pénombre était une nappe d’eau ver­dâtre à travers les pendeloques et perles d’ombre du feuil­lage qui passait la porte.

Jeanne chantonnait d’une voix basse mêlée de larmes, qui semblait sou­haiter la complicité du feuillage pen­ché à la porte de la tombe, elle chantait en sourdine dans la pénombre délicate une chanson étrange en portu­gais où il était question de la vie et que ce n’était pas bien grave et comme quoi personne n’était à sa place et qu’il ne faut pas pleurer. Sa voix fut soudain un éboulis de mots.

Il avait dû pleuvoir dans la tombe et d’ailleurs, sous les dalles de la minuscule chapelle, au ni­veau du caveau, le sol était inondé et les cercueils de la famille flottaient et se bousculaient.

4

La cavalerie sautillante du carrousel a de longs vi­sages à l’expression douce, un harnache­ment féodal et des queues en crin, des selles terminées en tête d’aigle.

Jeanne, à genoux devant le beau manège, a les soubre­sauts d’une électrocutée.

Elle ne tient pas en place, pince entre deux doigts la corde du pompon rouge, chantonnant, susurrant, soupirant, soufflant.

Elle bascule en avant, en arrière, s’effondre comme si elle coulait au fond d’un trou, et de­meure immobile, le front contre une dalle.

Le fossoyeur lui cherche une position plus naturelle et plus exacte.

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