La Vie au cimetière (17)
Le jardinier manchot ne taille plus les rosiers
Il y avait peu de temps que la grande muraille au sud s’était écroulée, éventrée par les racines, ensevelissant les canons de bronze, les fontaines en fonte, les dolmens, les gargouilles, les obélisques, les momies et les sarcophages en lave de Volvic. On apercevait parfois des vagabonds, mais c'était assez rare. Une odeur d'huile brûlante les annonçait et le bruit de friture des grillons dans ce mélange de grilles, de dalles, d'ifs et de caveaux.
Un chien arriva d’un pas ensommeillé devant la dernière demeure d’Edouard, releva la tête et se figea, une patte en l’air. Il croyait les lieux inhabités. Édouard et le chien se dévisagèrent, enfin le chien se recula à petit coups de l’arrière-train, en gémissant, et disparut au loin, plein de trouble et d’inquiétude – la journée s’annonçait si belle.
– Notez que le cimetière n’est pas plus détérioré que la ville, dit Walter pour justifier l’état des lieux. Il est vrai, je ne réagis pas ou plus beaucoup.
Il ouvrit une vanne, parce que seule l’ouverture des vannes le consolait encore. Un geyser fusa.
– Je ne suis plus responsable de quoi que ce soit. J’ai fait un grand bond à côté de moi-même, Edouard. Sacré tour d’équilibriste !
L’eau bouillonnante inonda l’allée. Un cortège sautilla de pavé en pavé, veuf en tête, pour éviter de se mouiller les pieds.
– Je m’évite. Je saute à pieds joints par-dessus l’empreinte que laissera mon existence en se refermant.
Il raccompagna Edouard à sa tombe, mimant des entrechats, et alla jusqu’à lui tenir les mains chaleureusement, considérant par-dessus son épaule la sépulture que gagnait une surpopulation de chardons.
– Et cette existence donc ! Ce n’est pas ce que je croyais. Peut-on imaginer obstination plus stupide, moins éclairée ? C'est à peine si je vis. Je fais tout au plus acte de présence.
C’est ce qu’il explique, lui tapotant le dos, à Edouard qui le trouve plein de bon sens et, refermant la porte de la crypte entre eux, ajoute que personne ne lui reproche rien, surtout pas.
– L’amour même, cher Edouard… Quelle solitude est la nôtre, mon ami !
Une averse soudaine dérive sur le cimetière, aussitôt les morts rejoignent leurs tombes sous l’abri de leurs parapluies respectifs.
Edouard, se couchant sur sa hanche gauche, regarde un vent très léger, passant la porte ouverte, animer la broussaille décomposée et les compositions florales anarchiques qui bourgeonnent sur la marqueterie des dalles.
L’éternelle Veuve
Une vague clarté supplémentaire vint avec le crépuscule s’ajouter à la clarté précise des bougies sur l’autel : un réverbère voisin s’alluma en même temps qu’une dispute avait commencé dans une sépulture jusqu’alors vide. Et la sonorité des voix, du fait de la nuit et de cet espace qu’elle aménageait pour les sons, était beaucoup plus nette, bien qu’elle ne rende pas la conversation plus distincte pour Edouard surpris qui se releva de sa dalle et s’approcha sur le seuil de sa tombe.
C'était comme si toutes les pelouses sombres et les tombes allaient assister à une scène, à ce remuement de voix dans une confusion rêveuse. Soudain, Edouard se rétracta, comprenant qu’il n’écoutait pas une querelle étouffée, mais les gémissements mêlés d'un homme et d'une femme ! Des bruits d’amour, grotesques et monstrueux ! Il leva les yeux vers le ciel et sembla vaguement parer un coup de son bras plié. Le jardinier, caché dans un buisson, ne vit plus que sa nuque qui s’éloignait à toute vitesse au bout de l’allée.
Le nouveau-venu sortit seul de sa tombe au matin pour prendre l’air, ses pantoufles au bout des orteils. De quelque temps, il se masturba en poussant des cris de deux sortes chaque nuit, puis il fut concassé par suite des plaintes du voisinage.
FAMILLE GONTRAND
1
La lanterne rouge à l’avant d’une rame de métro éclaira une entrée dans la paroi des buildings et des alignements de tubes, des embranchements de rails au niveau du dixième étage. Les vitres de la cabine de pilotage étaient aveuglées par du lierre et ne permettaient pas d’apercevoir s’il y avait un conducteur, probablement pas.
À l’arrivée de la rame, un pigeon voyageur fit une ombre rapide sur la verrière ensoleillée qui abritait la station de la Terre promise. Un de ses collègues sautilla à cloche-pattes sur le bord du quai après le départ du convoi. Sur un banc une vieille femme était assise depuis trois jours. Elle hochait la tête. Elle hochait la tête depuis trois jours.
Un convoi mortuaire croisa le trajet de la rame en-dessous des arches du métro, ses vitres sombres un instant allumées de rougeurs au passage des signalisations, et se rangea devant une des entrées du cimetière, portique 3.
2
Une animation infime se produisit à la lisière du carré des Suicidés quand une petite famille en deuil entra sous le portique et déambula d’un pas avantageux pour accompagner le cercueil jusqu’à sa tombe.
La fille unique, bonne fille, passa, allongée, son calme visage visible derrière la vitre d’une fenêtre dormante, placée en imposte de la bière.
Un marbrier avait gravé en lettres d’or au fronton de sa tombe : JEANNE GAI EPOUSE PAUL GONTRAND.
Jeanne avait trouvé dans son époux une édition de poche de son père par la même sorte d’ennui diffus et jusque dans la bouche menue et la forme des sourcils, exagérément arquée sur une incompréhension perpétuelle. Plus petit de fait et d’ordinaire si discret, le gendre en deuil – PAUL GONTRAND – se tournait vers son beau-père, levait la tête continuellement et l’entretenait avec volubilité en cette circonstance exceptionnelle, ou plutôt semblait solliciter des approbations, un appui, des conseils renouvelés.
ALFRED GAI, sur la réserve, les mains dans le dos, regardant de ci de là avec stupéfaction par-dessus la tête de son gendre, essayait de ne pas perdre de son intégrité et risquait à peine quelques mots, se fiant au silence comme à une profondeur. La mère – ELISABETH GAI – déambulait en avant, portée d’une hanche sur l’autre par ses enjambées placides et souveraines, observant autour d’elle avec une assurance tranquille.
Jeanne, la bonne Jeanne dans son cercueil, les yeux au ciel, souriait intérieurement.
Elle était sur un autre plan que celui où évoluait cette poignée de personnes dont elle était l’attache à la fine ossature.
3
Des araignées guettaient les moucherons qui dansaient au-dessus de l’autel, dans la lumière ambrée des vitraux de la crypte familiale. Une tempête de poussière secouait le cimetière cette nuit-là. Les filaments électriques clignotaient avec une sorte de folie dans les fleurs de verre opalescent des réverbères.
C’était si triste : il y avait encore accrochées aux cheveux de la jeune femme, enfouies dans ses aisselles, agrippées à ses orteils menus, des touffes blanches de fil qui n’avaient pu être entièrement nettoyées – comme les restes d’une robe de noces après usage.
Une poussière légère flottait dans l’ombre qui ensevelissait le petit manège en tôle peinte – un carrousel, posé sur le sol de la chapelle, aux chevaux de fer qui se bousculaient et grelottaient – que le fossoyeur avait offert et que Jeanne actionnait d'un doigt fossilisé. La pénombre était une nappe d’eau verdâtre à travers les pendeloques et perles d’ombre du feuillage qui passait la porte.
Jeanne chantonnait d’une voix basse mêlée de larmes, qui semblait souhaiter la complicité du feuillage penché à la porte de la tombe, elle chantait en sourdine dans la pénombre délicate une chanson étrange en portugais où il était question de la vie et que ce n’était pas bien grave et comme quoi personne n’était à sa place et qu’il ne faut pas pleurer. Sa voix fut soudain un éboulis de mots.
Il avait dû pleuvoir dans la tombe et d’ailleurs, sous les dalles de la minuscule chapelle, au niveau du caveau, le sol était inondé et les cercueils de la famille flottaient et se bousculaient.
4
La cavalerie sautillante du carrousel a de longs visages à l’expression douce, un harnachement féodal et des queues en crin, des selles terminées en tête d’aigle.
Jeanne, à genoux devant le beau manège, a les soubresauts d’une électrocutée.
Elle ne tient pas en place, pince entre deux doigts la corde du pompon rouge, chantonnant, susurrant, soupirant, soufflant.
Elle bascule en avant, en arrière, s’effondre comme si elle coulait au fond d’un trou, et demeure immobile, le front contre une dalle.
Le fossoyeur lui cherche une position plus naturelle et plus exacte.
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