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Publié par Michel Castanier

La Vie au cimetière (18)

Lierres

C’en était fini du quinconce des beaux pom­miers de l’allée centrale, fini des buissons délica­te­ment dessi­nés par le sécateur de Walter, fini pour la place se­mée de gra­vier fin où se tenaient les processions des notabilités.

Un petit vent froid, énervé, excentrique, harcela les bosquets qui donnaient de la tête contre l'alignement des sé­pultures. C'était une longue va­gue touffue, échevelée, mur­mu­rante, que dominaient maintenant des rires et des éternuements au fond d’une allée ; au ni­veau du sol, une ombre, mor­ce­lée par les mouve­ments des feuilles, se dé­pla­ça autour d’un pla­tane.

Il y eut soudain un froisse­ment d’ailes noires, et la vieille femme bondit en­tre les tombes, à croupetons, rieuse.

Edouard à sa vue se gratta continuel­lement, furi­bond, se gratta au sang. Ces dé­mangeaisons augmentaient, ce fourmille­ment presque intolé­rable, comme celui qui succède à une anky­lose. La chair glacée produit en se réchauffant de ces dé­mangeaisons douloureuses. L’emplacement de la main coupée – la main fan­tôme du manchot – est irisé de cha­touillis et de contrac­tions. Mais l’âme glacée ? Le cœur mort ?

La vieille dame fut un instant ca­chée par la main d’Hegel qui la désignait. Elle parut bondir de la paume du fossoyeur comme une minus­cule gre­nouille et disparut par une allée, réapparut en sautillant joyeusement au-delà de l’enclos d’une tombe.

Amusée, gloussant, elle flaira les couronnes, les vases vides, la terre, sans re­marquer Edouard, ou le sentir, elle tourna sur elle-même, et sauta à petits bonds de batra­cien, dans les pro­fondeurs de l’herbe. Une suite d’éternuements et de fous rires se perdit à sa suite. Cette gaieté était familière à Edouard et pourtant énigmatique, comme un reflet, une ana­mor­phose où on ne peut tout à fait se re­connaî­tre.

– Ma mère était une psy­chologue réputée.

Les yeux vides de Hegel brillèrent dans le cercle d’ombre de son chapeau de toile informe.

– Tout s’explique.

FAMILLE PARADIS

1

Des portes d’immeuble crèvent sous l’impact progres­sif d’une végétation qui fourmille sans trêve, dé­montant le sol et s’agrippant aux murs des Tours pour les démanti­bu­ler. De temps à autre une pierre tombe d’une arche. C’est une explosion de pous­sière et de débris d’herbes. Le choc est ter­rible dans le si­lence et la longueur minutieuse des événe­ments.

La poterne s’entrouvrit dans le portique de la conciergerie. Walter se poussa au fond d’un buisson obscur.

Quelqu’un passa, une fillette penchée, comme si elle craignait de se heur­ter le front au montant supérieur de la poterne, mais elle était minuscule et marcha sous le ciel dans cette posture, une valise légère à la main.

Le jardinier suivit d’if en if, la perdit de vue, et la nuit redoubla de noir­ceur, mais de la lumière s'éclaira aux vi­traux d’une cha­pelle – comme dans une chau­mière de contes de fées au fond de la fo­rêt.

Walter tâtonna le long du mur, passant avec précau­tion, mais sans rater au­cune branche susceptible de cra­quer. Il ar­riva ainsi contre le mur de la chapelle où le son feutré de ses pas et les pizzicati de brindilles brisées se perdirent dans le souffle du vent ; à peine tour­né l’angle, il sur­sauta, surpris de la proximité sou­daine de la lune au bout d’une allée de tombes, pleine, énorme, un sceau de cire blanche, il fut ébloui un ins­tant, puis il vit mieux le cime­tière lumi­neux et frissonnant.

FAMILLE PARADIS.

C'était un bon choix.

Un gros serpent enroulé était fossilisé sur le seuil de la chapelle dans une mue de pierre.

Des nuages de poussière où voletaient des araignées mi­nuscules passèrent devant les vitres de la porte en fer forgé et tourbillonnèrent longtemps.

2

L’enfant sortit un instant la tête par le seuil de la sé­pulture, les cheveux drapés de toiles d’araignée, blanchie comme si elle avait cent ans, toussa, soupira, se cacha les yeux dans le pli du bras, se ressaisit, reprit son balai et nettoya le dal­lage.

Il n'y avait pas encore de voiture pour passer par le réseau routier au-dessus du tombeau, mais ce n'était pas si mysté­rieux, il était bien trop tôt. Une ombre de chat était de­meurée en surimpression à la nuit étoilée sur la cor­niche d'un temple. Pour rien au monde Walter ne regarderait les pierres précieuses sous ses paupiè­res.

Les tapis de fleurs frémirent soudain sur les plates-formes des quartiers de pierres tombales.

Des coups sourds frappèrent à l’extérieur de la porte métal­lique du tombeau PARADIS, ils se firent pressants, les coups étaient inégaux et toquaient le bas du panneau de fer.

L’enfant tremblait.

C’était un autre balai,

et le balayeur était mort, cela se voyait par le vitrail à ses joues de marbre sous le chapeau de paille des épouvantails, à ses yeux obturés par la pierre,

l’enfant tremblait,

et ce même balai fut soudain comme fluide, actif, et il as­saillit la porte de violences, d’insolences, dans un bruit étrange, à peine soutenable.

Bulles

La Jeune Fille en longue robe blanche veillait devant le cerisier. Des reflets de ciel jouaient dans l’eau verdâtre du puits. Une échelle de fer était scellée dans les grosses pier­res de taille. Qui serait descendu là-dedans ? Des petites bulles montaient éclore à la surface.

– On nous a bordées d’eau.

– Nous sommes de prestes petites araignées de mai­son re­montant les lignes intérieures avec vélocité, gri­ses, lé­gères et fra­giles …

– … Nous faisons notre bruit, le babil, balbutiant, bredouillant, pour nous rappeler au souvenir des méchants, nous pleurons …

– … Nous parlons, en mâchouil­lant des sanglots, de toute la longue peine qu’est toute vie … Sans rien repro­cher à per­sonne … Pas vraiment.

– Nous nous servons de cet objet fixe et vi­si­ble qui a un usage de point de re­père et qu’on appelle l’amer… Ou l’amour …

– … Nous avons dû trop parler, ou trop pleu­rer, sais pas, sommes brouillonnes, et tout.

– C’est très vrai.

– Sommes perdues.

– Les méchants nous ont bordées d’eau.

– Puis ils ont ri.

– Et ils nous ont oubliées.

La conversation permanente anime les fila­ments d’herbe et la mousse qui verdissent les parois du puits.

– Nous avons pourtant l’art des fileuses, avec une grâce passée de mode, un charme chlorotique, arai­gnées dan­santes médi­tant dans les fa­briques de nos nids.

– Mais il suffit d’une inattention ou d’une rupture légère de notre souci patient ...

– … L’ingénieuse mé­thode, le menu quadril­lage, notre petit travail intérieur, l’infime métier de notre mémoire.

– Les méchants se souviennent.

– Et ils rient encore.

– Puis ils oublient.

La conversation permanente anime les fila­ments d’herbe et la mousse qui verdissent les parois du puits.

– Le sol lisse de la ville bascule sur une infime partie de lui-même, une rai­nure, un lo­ge­ment im­perceptible s’ouvre…

– … À notre mesure.

– Qui nous loge …

– … À notre échelle.

– Un puits.

– Un cercueil.

– Une oubliette.

La conversation permanente animait les fila­ments d’herbe et la mousse qui verdissaient les parois du puits.

#fiction mystérieuse #fantastique #comédie dramatique ‪#‎série littéraire

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