La Vie au cimetière (18)
Lierres
C’en était fini du quinconce des beaux pommiers de l’allée centrale, fini des buissons délicatement dessinés par le sécateur de Walter, fini pour la place semée de gravier fin où se tenaient les processions des notabilités.
Un petit vent froid, énervé, excentrique, harcela les bosquets qui donnaient de la tête contre l'alignement des sépultures. C'était une longue vague touffue, échevelée, murmurante, que dominaient maintenant des rires et des éternuements au fond d’une allée ; au niveau du sol, une ombre, morcelée par les mouvements des feuilles, se déplaça autour d’un platane.
Il y eut soudain un froissement d’ailes noires, et la vieille femme bondit entre les tombes, à croupetons, rieuse.
Edouard à sa vue se gratta continuellement, furibond, se gratta au sang. Ces démangeaisons augmentaient, ce fourmillement presque intolérable, comme celui qui succède à une ankylose. La chair glacée produit en se réchauffant de ces démangeaisons douloureuses. L’emplacement de la main coupée – la main fantôme du manchot – est irisé de chatouillis et de contractions. Mais l’âme glacée ? Le cœur mort ?
La vieille dame fut un instant cachée par la main d’Hegel qui la désignait. Elle parut bondir de la paume du fossoyeur comme une minuscule grenouille et disparut par une allée, réapparut en sautillant joyeusement au-delà de l’enclos d’une tombe.
Amusée, gloussant, elle flaira les couronnes, les vases vides, la terre, sans remarquer Edouard, ou le sentir, elle tourna sur elle-même, et sauta à petits bonds de batracien, dans les profondeurs de l’herbe. Une suite d’éternuements et de fous rires se perdit à sa suite. Cette gaieté était familière à Edouard et pourtant énigmatique, comme un reflet, une anamorphose où on ne peut tout à fait se reconnaître.
– Ma mère était une psychologue réputée.
Les yeux vides de Hegel brillèrent dans le cercle d’ombre de son chapeau de toile informe.
– Tout s’explique.
FAMILLE PARADIS
1
Des portes d’immeuble crèvent sous l’impact progressif d’une végétation qui fourmille sans trêve, démontant le sol et s’agrippant aux murs des Tours pour les démantibuler. De temps à autre une pierre tombe d’une arche. C’est une explosion de poussière et de débris d’herbes. Le choc est terrible dans le silence et la longueur minutieuse des événements.
La poterne s’entrouvrit dans le portique de la conciergerie. Walter se poussa au fond d’un buisson obscur.
Quelqu’un passa, une fillette penchée, comme si elle craignait de se heurter le front au montant supérieur de la poterne, mais elle était minuscule et marcha sous le ciel dans cette posture, une valise légère à la main.
Le jardinier suivit d’if en if, la perdit de vue, et la nuit redoubla de noirceur, mais de la lumière s'éclaira aux vitraux d’une chapelle – comme dans une chaumière de contes de fées au fond de la forêt.
Walter tâtonna le long du mur, passant avec précaution, mais sans rater aucune branche susceptible de craquer. Il arriva ainsi contre le mur de la chapelle où le son feutré de ses pas et les pizzicati de brindilles brisées se perdirent dans le souffle du vent ; à peine tourné l’angle, il sursauta, surpris de la proximité soudaine de la lune au bout d’une allée de tombes, pleine, énorme, un sceau de cire blanche, il fut ébloui un instant, puis il vit mieux le cimetière lumineux et frissonnant.
FAMILLE PARADIS.
C'était un bon choix.
Un gros serpent enroulé était fossilisé sur le seuil de la chapelle dans une mue de pierre.
Des nuages de poussière où voletaient des araignées minuscules passèrent devant les vitres de la porte en fer forgé et tourbillonnèrent longtemps.
2
L’enfant sortit un instant la tête par le seuil de la sépulture, les cheveux drapés de toiles d’araignée, blanchie comme si elle avait cent ans, toussa, soupira, se cacha les yeux dans le pli du bras, se ressaisit, reprit son balai et nettoya le dallage.
Il n'y avait pas encore de voiture pour passer par le réseau routier au-dessus du tombeau, mais ce n'était pas si mystérieux, il était bien trop tôt. Une ombre de chat était demeurée en surimpression à la nuit étoilée sur la corniche d'un temple. Pour rien au monde Walter ne regarderait les pierres précieuses sous ses paupières.
Les tapis de fleurs frémirent soudain sur les plates-formes des quartiers de pierres tombales.
Des coups sourds frappèrent à l’extérieur de la porte métallique du tombeau PARADIS, ils se firent pressants, les coups étaient inégaux et toquaient le bas du panneau de fer.
L’enfant tremblait.
C’était un autre balai,
et le balayeur était mort, cela se voyait par le vitrail à ses joues de marbre sous le chapeau de paille des épouvantails, à ses yeux obturés par la pierre,
l’enfant tremblait,
et ce même balai fut soudain comme fluide, actif, et il assaillit la porte de violences, d’insolences, dans un bruit étrange, à peine soutenable.
Bulles
La Jeune Fille en longue robe blanche veillait devant le cerisier. Des reflets de ciel jouaient dans l’eau verdâtre du puits. Une échelle de fer était scellée dans les grosses pierres de taille. Qui serait descendu là-dedans ? Des petites bulles montaient éclore à la surface.
– On nous a bordées d’eau.
– Nous sommes de prestes petites araignées de maison remontant les lignes intérieures avec vélocité, grises, légères et fragiles …
– … Nous faisons notre bruit, le babil, balbutiant, bredouillant, pour nous rappeler au souvenir des méchants, nous pleurons …
– … Nous parlons, en mâchouillant des sanglots, de toute la longue peine qu’est toute vie … Sans rien reprocher à personne … Pas vraiment.
– Nous nous servons de cet objet fixe et visible qui a un usage de point de repère et qu’on appelle l’amer… Ou l’amour …
– … Nous avons dû trop parler, ou trop pleurer, sais pas, sommes brouillonnes, et tout.
– C’est très vrai.
– Sommes perdues.
– Les méchants nous ont bordées d’eau.
– Puis ils ont ri.
– Et ils nous ont oubliées.
La conversation permanente anime les filaments d’herbe et la mousse qui verdissent les parois du puits.
– Nous avons pourtant l’art des fileuses, avec une grâce passée de mode, un charme chlorotique, araignées dansantes méditant dans les fabriques de nos nids.
– Mais il suffit d’une inattention ou d’une rupture légère de notre souci patient ...
– … L’ingénieuse méthode, le menu quadrillage, notre petit travail intérieur, l’infime métier de notre mémoire.
– Les méchants se souviennent.
– Et ils rient encore.
– Puis ils oublient.
La conversation permanente anime les filaments d’herbe et la mousse qui verdissent les parois du puits.
– Le sol lisse de la ville bascule sur une infime partie de lui-même, une rainure, un logement imperceptible s’ouvre…
– … À notre mesure.
– Qui nous loge …
– … À notre échelle.
– Un puits.
– Un cercueil.
– Une oubliette.
La conversation permanente animait les filaments d’herbe et la mousse qui verdissaient les parois du puits.
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