Des nouvelles de la mélancolie : Le Pavillon des servitudes (7)
8
Ce n’est que peu à peu que Justine comprend que la littérature rend fou.
Sa situation dans la magnifique demeure n’est décidément pas des plus heureuses. Elle ne saurait demeurer plus longtemps la muse du grand homme. C’est une tâche trop ingrate.
Justine, de retour auprès de Grand-Mère, confie qu’elle cherche encore à aider Mamore dans son travail, bien qu’à présent elle se montre moins diserte, bien sûr ne refusant pas de répondre mais y mettant moins d’entrain, moins de cette nature heureuse, de cet enjouement confiant qui avait animé leurs premiers entretiens.
La vieille dame, à qui elle confie ces récentes réserves, l’approuve en souriant, le bout de ses doigts pliés contre ses grandes dents ; assise à l’abri de son parasol favori sur le ponton du Café de la plage, ne mesurant pas les conseils et les recommandations, l’ancienne institutrice est même hilare en cherchant à côté du sucrier le sucre de son café fortement coupé d’alcool de prune.
__________
Mamore, qui doit régulièrement s’absenter pour ses soins, retrouve parfois sa muse l’attendre dans un transat de la piscine, penchée sur un des ouvrages de la bibliothèque, coudes serrés, menton dans les poings, levant un regard incertain quand l’ombre illustre l'ensevelit.
Il accapare un instant le livre, le reconnaît, le rejette avec un rire, et il écarte les éloges en évoquant sa conception du roman, jamais obtenue cette infime cohésion, si secrète, invisible, qui exprime un être d’une façon tellement singulière qu’elle rend le meurtre un scandale.
– Les dieux ne veulent pas que j’écrive, et moi je le dois, conclut-il avec un sourire désabusé.
Les saules trempent leurs branches dans la piscine. Un miroir à demi caché sous un rameau de palmes ployées est un puits d’eau noire profond où se noie un visage ; immobile et silencieux ; à peine touché par la lumière et qui paraît poussiéreux.
Mamore murmure si bas qu’il ne peut parler que pour lui-même.
– Il faut accepter de se perdre… La littérature est un labyrinthe.
Justine approuve, elle sait par Grand-Mère à quel point raconter des histoires est dangereux : on peut s’y perdre comme le petit Poucet.
La peau rousse des pommes dans le compotier de la table basse brille des reflets de lumière sur l’eau de la piscine. Justine avance la main au moment où un coup de vent bouleverse la végétation. Un rayon de soleil à travers le feuillage éclaire ses doigts, refermés sur une petite pomme d’api rouge et ridée, molle comme une main.
– Grand-Mère dit : quand Je dois le diable veut.
Un rire léger réapparaît bientôt.
__________
Peut-on être plus seul et plus malheureux, se dit souvent Mamore, quand il est à nouveau seul, et quand n’est-il pas seul, à bien y réfléchir ? Ce n’est pas si souvent que les dieux moqueurs laissent une chance aux hommes – un fil d’Ariane – qui permette d’échapper au Minotaure : le pauvre enfant qui les attend dans leur miroir.
Charge pour eux de découvrir et de dérouler ce fil lové comme un serpent dans le labyrinthe de leur destin. Le dédale – conçu pour punir le sale gosse – n’est rien d’autre qu’un chevalet de torture. Les dieux ont toujours su montrer de l’ingéniosité dans ce domaine.
La formidable machine orthopédique, dotée d’un mouvement de balancier, agit comme un hamac ou une barque dans l’éther bleu du parc familial, le console, l’apaise et l’endort peu à peu.
(à suivre)