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Publié par Michel Castanier

Des nouvelles de la mélancolie : Le Pavillon des servitudes (7)

8

Ce n’est que peu à peu que Justine comprend que la litté­ra­ture rend fou.

Sa situation dans la magnifique demeure n’est décidé­ment pas des plus heureuses. Elle ne saurait demeurer plus long­temps la muse du grand homme. C’est une tâche trop ingrate.

Justine, de retour auprès de Grand-Mère, confie qu’elle cherche encore à aider Mamore dans son travail, bien qu’à pré­sent elle se montre moins diserte, bien sûr ne refusant pas de ré­pondre mais y mettant moins d’entrain, moins de cette na­ture heureuse, de cet enjouement confiant qui avait animé leurs premiers entretiens.

La vieille dame, à qui elle confie ces récentes réserves, l’approuve en souriant, le bout de ses doigts pliés contre ses grandes dents ; assise à l’abri de son parasol favori sur le pon­ton du Café de la plage, ne mesurant pas les conseils et les re­commandations, l’ancienne institutrice est même hilare en cher­chant à côté du sucrier le sucre de son café fortement coupé d’alcool de prune.

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Mamore, qui doit régulièrement s’absenter pour ses soins, re­trouve parfois sa muse l’attendre dans un transat de la pis­cine, penchée sur un des ouvrages de la bibliothèque, coudes ser­rés, menton dans les poings, levant un regard incertain quand l’ombre illustre l'ensevelit.

Il accapare un instant le livre, le reconnaît, le rejette avec un rire, et il écarte les éloges en évoquant sa conception du ro­man, jamais obtenue cette infime cohésion, si secrète, invi­sible, qui exprime un être d’une façon tellement singulière qu’elle rend le meurtre un scandale.

– Les dieux ne veulent pas que j’écrive, et moi je le dois, con­clut-il avec un sourire désabusé.

Les saules trempent leurs branches dans la piscine. Un mi­roir à demi caché sous un rameau de palmes ployées est un puits d’eau noire profond où se noie un visage ; immo­bile et si­lencieux ; à peine touché par la lumière et qui paraît poussié­reux.

Mamore murmure si bas qu’il ne peut parler que pour lui-même.

– Il faut accepter de se perdre… La littérature est un laby­rinthe.

Justine approuve, elle sait par Grand-Mère à quel point ra­con­ter des histoires est dangereux : on peut s’y perdre comme le petit Poucet.

La peau rousse des pommes dans le compotier de la table basse brille des reflets de lumière sur l’eau de la piscine. Justine avance la main au moment où un coup de vent boule­verse la végétation. Un rayon de soleil à travers le feuillage éclaire ses doigts, refermés sur une petite pomme d’api rouge et ridée, molle comme une main.

– Grand-Mère dit : quand Je dois le diable veut.

Un rire léger réapparaît bientôt.

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Peut-on être plus seul et plus malheureux, se dit souvent Mamore, quand il est à nouveau seul, et quand n’est-il pas seul, à bien y réfléchir ? Ce n’est pas si sou­vent que les dieux moqueurs laissent une chance aux hommes – un fil d’Ariane – qui permette d’échapper au Minotaure : le pauvre enfant qui les attend dans leur miroir.

Charge pour eux de découvrir et de dérouler ce fil lové comme un serpent dans le labyrinthe de leur destin. Le dé­dale – conçu pour punir le sale gosse – n’est rien d’autre qu’un cheva­let de torture. Les dieux ont toujours su montrer de l’ingéniosité dans ce domaine.

La formidable machine orthopédique, dotée d’un mouve­ment de balancier, agit comme un hamac ou une barque dans l’éther bleu du parc familial, le console, l’apaise et l’endort peu à peu.

(à suivre)

‪#‎fiction ‪#‎nouvelle ‪#‎récit

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