Des nouvelles de la mélancolie : Le Pavillon des servitudes (8)
8
Le maître a bientôt traversé une mauvaise passe que Justine attribue à des doutes qui étonnent d’un écrivain consommé. Il dort beaucoup, crée peu ou rature indéfiniment.
– La page te paraît d'abord lisse et brillante et close comme une noix. Un défaut – et au moindre tapotement du burin, ce sont mille fendillements. Il n'y avait rien sous la coque.
Il accapare un instant le livre policier que Justine lit, le rejette avec un rire.
– La portière s'ouvrit ; les quatre malfrats dégoulinèrent. C’est du Saint-Simon !
Il y a de l’envie dans son regard. Un peu plus tard, il repousse sans aménité son manuscrit – Aimable, légère – qu'il a encore une fois feuilleté de ses doigts gourds, ferme les yeux et semble s’assoupir, mais Justine sait à une certaine tension qu’il ne dort pas. Elle a déjà vu un homme mort allongé sur un trottoir – ce poids et pourtant cette absence.
__________
Revenu à lui, ses façons de faire, feutrées, insidieuses, lancent bientôt le maître admirable dans de complexes considérations métaphysiques d’où, tombant comme un aigle du haut de l’aire d’une généralité grandiose sur le petit détail palpitant – les sodomies de Justine – il demande si cette grande affaire des hommes lui est arrivée souvent.
– Il n’y a que les enfants pour croire qu’on fait l’amour par là ! s’écrie-t-elle, indignée.
Il la considère avec une stupéfaction sans limite. Elle porte la main à sa bouche dans un geste d’embarras, la laisse lentement retomber et se tait avec cette perplexité rêveuse qui lui est si particulière.
Le Sur Moi de Justine est comme un chapeau pointu trop petit pour sa tête. Elle est toujours en train de le remettre d’aplomb, de s’assurer qu’il est bien là, de le rattraper avant qu’il ne lui tombe sur le nez.
Mamore se perd déjà dans des détails singuliers, confus, excentriques, minutieux, maniaques – si bien qu’elle se met à pleurer, effrayée.
__________
Rien n’a prévenu Justine contre son ami Mamore, rien ne lui a appris à se méfier de la littérature.
Il y a lieu de s’inquiéter de la nature de ce livre que l’immortel auteur écrit avec tant de fiévreuse application. Il ne semble pas des plus recommandables, dira Grand-mère, et la vieille dame, un livre de l’étrange ami de sa petite-fille à la main, aura ce sourire semblable à celui de sa petite-fille : peut-être par des impressions de lumière et d’ombres sous le parasol publicitaire du Café de la plage, il est parfois triste, légèrement las, et même mélancolique.
(à suivre)
# nouvelles # récits # fictions