Le Monde flottant III : Tout ce que je sais d'Emma – Morale
Morale
J’ai entrepris le Journal de ma correspondance avec madame Bovary pour faire connaître la déplorable condition des amants imaginaires. Ma fable détient une morale.
N’arpentez pas le territoire sans chemins du conte. Le chemin c’est le corps. Il condamne ou il sauve.
Mon Emma d’amour, il t’est littéralement tombé dessus une fréquentation inouïe et qui correspondait aux vœux de ta jeunesse, je le crois.
Tu étais à l’âge des bilans une femme de devoir.
Tu cherchais à respirer encore un peu. Et même tout à fait, amplement. Un air neuf, joyeux et tendre. Une seconde vie.
Tu t’es reflétée en moi et tu y étais heureuse, comme enfin accomplie selon ta jeunesse intelligente et rêveuse. Achevée en ta personne de femme – et plus seulement comme épouse et mère, ces conditions rigoureuses de l’espèce.
Qui a reculé le plus, de toi ou de l’amant ? L’amant, sans doute, a été le plus lâche – mais qui a voulu le seul refuge du silence, ce silence mortel, ce meurtre – et ce deuil ?
Tu étais trop secouée, trop fragile ? C’est vrai, et tu as refermé sur toi les murs de ton foyer – l’ordre mortel du foyer. Et peu importe si, aujourd’hui, tu as d’autres amusements, d’autres intérêts, d’autres passions – ce jour-là, ce jour de capitulation, confirmant qu’on peut vieillir en une nuit, tes beaux cheveux roux sont devenus blancs.
C’était une option, pas la plus catastrophique. La moins belle. Il est donné à peu d’être joyeusement extravagants. Ceux-là sont des natures heureuses, ils meurent jeunes.
Qu’en est-il de moi, aujourd’hui, entre les amants heureux puis désolés ? Il a été donné une chance au solitaire. Celle de raconter leurs tribulations à travers l’étrange liberté de leur correspondance et le désenchantement qui s’en est suivi. L’ouvrage est long et ceux qui ont eu la patience de me suivre parviennent à sa fin et à la fin des amours qui est toujours la fin d’un monde, sinon la fin du monde. Entretemps, nous aurons ri et pleuré avec eux, nous nous serons désolés, rassurés, effondrés de tristesse. Nous aurons vécu, en somme, de la seule vie qui vaille : la vie littéraire. C’est un secret que nous sommes peu nombreux à connaître.
Ça y est. Le silence se fait à nouveau.
Voilà. C’est fini.
Un remous à la surface.
Une ultime bulle.
Le crime est consommé.
Le crime d’amour.
Il n’y a plus rien là où il n’y avait rien, de toute façon, rien de rien.
Jamais rien.
FIN