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Publié par Michel Castanier

George Christakis
George Christakis

7

Gisèle suppose qu’Adrien est heureux de la retrouver : elle le voudrait expansif, excessif, passionné et qu’il bon­disse dans ses bras. Elle-même, d’ailleurs, après une telle émotion, n’éprouve qu’une affabilité tendre, à peine effer­vescente – et elle s'en amuse beaucoup, quoique en secret.

Ils se lèvent dans un accord tacite pour faire quelques pas ensemble, et Gisèle se consacre au bonheur de tenir à nou­veau le bras de son époux.

Ils marchent à petits pas (ne sont-ils pas comme des con­valescents) par les jardins de la station balnéaire. Qu’Adrien paraisse à peine s’apercevoir de sa présence à son bras, ne la trouble pas le moins du monde. Gisèle parle toute seule, avec amusement, de leur intimité retrouvée, de l’eau et du silence à ce moment, un silence en un sens délicat, tendre, après la disparition du vent. Le passage dans les jar­dins se rétrécit en un tunnel de saules où il faut se courber, épaule contre épaule. Gisèle s’écarte d’Adrien dans cette intimité. Elle n’ose pas. Que va-t-il croire ?

Une balancelle de toile bleue remue faiblement devant une roseraie ; une barque lumineuse est posée sur des tré­teaux près d’un pot de peinture vide ; la lune passe dans les hublots d’une porte de garage ; une petite fille sur le coussin de la balancelle lèche le sel à sa paume et, par-dessus son poignet, elle observe avec stupeur le couple passer.

– Une fillette ? dit Gisèle. Que ferait une fillette solitaire dans la nuit ?

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Ils avancent dans l’odeur de pain d’épices du laurier-rose écroulé sur les murets et ils se perdent peu à peu dans le la­byrinthe des étourdissants jardins de la station balnéaire et leurs entrelacs de pinèdes, de chemins boisés entre les villas ou d’allées fleuries de ce laurier qui empoisonne les chevaux et les enfants.

Gisèle comprend le silence de son mari. Peut-il faire au­tre­ment ? Adrien lui fait la leçon. Ils ne se sont pas com­pris, voilà tout ! Il aurait suffi de s’expliquer, les arguments, certes dé­licats, au­raient tout de même été un baume sur le cœur à vif de son époux, et jamais elle n’aurait cru bon de s’en aller, ni même cru qu’il le souhaitait, et pour preuve elle en donne qu’elle est là et qu’il est là.

Mais elle le rassure : elle ne va pas le contrarier, le déce­voir en faisant des reproches qui finalement la blesseraient au­tant que lui.

Adrien des­ser­re d’un doigt le col amidonné de sa che­mise sur le cercle rouge à son cou. Il se ravise, referme son col. Ils traversent un jardin de mimosas.

– On en fait des œufs, dit-elle, rieuse.

Elle se réjouit qu’Adrien marchant à ses côtés, s’arrêtant avec elle, repartant du même pas et se distrayant à ses considérations sur la vie des jardins et des villas, fasse céder insensiblement la douleur de l’humiliation autrefois causée, pour se divertir des mille riens d’une promenade avec une femme qui se comporte après tout comme une amie.

Elle parle alors en secret, avec douceur, avec sensibilité. Elle anticipe de nouvelles retrouvailles où Adrien lui par­donnera ses bêtises, où elle le remerciera de bien vouloir tout oublier. Elle sourit avec confiance et se confirme qu’elle n’a pas été rien dans la vie de son grand amour s'il est venu l'ac­cueillir au cimetière. Elle s’appuie au bras frêle de son mari, ils mar­chent loin de la torpeur des plages, parfois l’éblouissement de la lune sur la mer scintille et folâtre dans l’ombre des mélèzes. Sou­cieuse qu’il ne s’ennuie pas, elle désigne une fête qui se donne derrière les baies lumineuses d’une villa. Elle le con­vie à se pencher près d’elle pour ob­server cette vie calme et enviable. Leurs joues se touchent devant une trouée du feuillage. Elle murmure des commen­taires amusés sur les danseurs du bal.

Cependant, elle se souvient : n’y a-t-il pas eu un fait-di­vers tragique dans cette même maison quelque temps aupa­ravant : une tuerie sordide où l’assassin n’a jamais été re­trouvé ?

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Gisèle et Adrien vont au hasard parmi les jardins et les grilles qui se succèdent autour d’eux. Des allées de réverbères et de peupliers se recoupent d’allées semblables ; une multitude de jardins et de clôtures se perdent dans les ténèbres de la station balnéaire ; un rire de femme fait frissonner l’air nocturne ; parfois ils perçoivent une fugitive lueur bleue ; le feu follet saute d’arbre en arbre, se dissimule derrière des fougères arborescentes ; ré­apparaît beaucoup plus près qu’ils ne l’attendent, grandit en se reflétant dans les minuscules miroirs du feuillage d’un ro­sier ; recule d’un bond derrière d’étroites fenêtres bouchées des rosaces d’un vitrail bleu.

Ils passent la tranquillité du porche d’un club privé. Le petit comptoir rouge du Who’s a l’incandescence d’une ciga­rette au fond de la pénombre. Une dame fardée, en tailleur noir, y est nichée sur un des tabourets, ainsi qu’un beau per­roquet à son perchoir. Comme chez les oiseaux dont les yeux sont in­dépendants, un œil latéral, rond et vide, fixe le couple cu­rieux qui se tient le seuil. La paupière cligne une fois, puis deux, sans que se modifie la fixité générale des traits.

– Salut, Gisèle. Te voilà de retour ?

Le léger voile de chair laisse infuser sous les cils une pe­tite concoction bleutée qui prolonge l’œillade du sévère oi­seau de nuit.

Ce mécanisme fait reculer Gisèle. Un nuage est passé sur son cœur étincelant. Elle en est si attristée qu’elle doit se taire. À ce moment, comme par sympathie, la pluie se met à tomber.

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L’agitation dans le club n’est plus qu’une faible anima­tion à la limite du désert. Le gazon obscur, qui brille de gouttes à l'entrée du vieux ci­metière de la Cité des 1000 fleurs, descend vers l’ovale pur et noir du lac Eléphan­tine enchâssé de hors-bords, de pon­tons et de joncs. Les éclairs d’un orage d’été ont des reflets de soupirail sous l’eau.

Il y a des drôles de bruits parmi les cyprès et les massifs autour des tombes que l’aube éclaire progressivement, on croirait que des baigneurs courent partout dans un tapote­ment sourd de pieds nus sur les dalles. Une averse violente mêlée de vent oblige à se réfugier dans une chapelle mor­tuaire. Gisèle reconnaît son nom gravé dans le marbre. C’est le beau tombeau que Max a fait édifier sur les bénéfices du Grand Café. Un frisson parcourt la pluie. Gisèle lui fait écho, fermant farou­chement les yeux, si bien qu’elle est tout étonnée de les rou­vrir dans un rayon de lumière et d'être seule : à l’ouest du ci­metière le ciel s’est éclairci, mais il pleut toujours, des traits lumineux et très purs qui descendent des nuages noirs.

Elle s’allonge dans sa tombe, croise les bras et s’installe au milieu du paysage doux et dansant des gouttes de pluie.

Longtemps après qu’une raie de lumière monochrome – une géométrie grise – soit descendue sur la dalle close, par un rail de poussière, depuis les feuilles du figuier inclus dans le vitrail paillé, un éclaboussement de gouttes anime d’une danse lumineuse le seuil du tombeau.

Manèges, hors-bords, valses, reflets de lune sur le plan d’eau…

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8

L’heureuse station balnéaire, fleur de béton poussée dans les sables, déroulant avec la fin de la sai­son des bains ses volets de fer rouillés par l’air salé se re­ferme sur quelques habitants pendant l’hiver, fantomatique et pâle devant la mer glacée.

Son parapluie, de travers sur les épaules, la dissi­mu­lant jusqu’à la taille, une jeune fille se promène sur la plage blanche avec cette démarche d’un élégance paresseuse qui consiste en ce qu’un pied décrive devant l’autre une courbe rêveuse et rete­nue dont le jeu balance sa silhouette en l’avançant avec dou­ceur.

Max, les mains dans le dos sur le ponton déserté, ai­merait connaître les im­pressions de Zoé, si elle a d’autres projets que la boutique de fruits de mer qu’il mon­tera au printemps, si elle s’ennuie, à cause de sa tête basse, quoiqu’il se soit persuadé qu’elle sou­rit à l’abri du para­pluie enca­pu­chonné de neige.

La nuit ar­rive pré­maturé­ment sur la station bal­néaire où, désor­mais, tout semble tenir lieu de rencontre et de paix, où il n’y a plus de peur ni de hâte.

Le Grand Café du bout du monde est allumé comme une fai­ble veil­leuse qui engourdit la plage.

.

fin

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