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Publié par Michel Castanier

Nick Brandt
Nick Brandt

6

Ce n’est qu’un répit ; Gisèle est attirée à recu­lons, son élan printanier rétrograde avec une vitesse terri­fiante, ses yeux se ternissent, et s’affaisse le bel élan de cette chair hors de la dé­composi­tion.

– C’est de la pierre, salope ! hurle-t-elle, l’esprit désuni par la souffrance physique, en frappant du poing le traversin que Zoé tente d’attendrir par pe­tites touches, à petites caresses.

Elle insulte sa fille, elle essaie de la battre, ne lui par­donne pas sa belle santé. Une fois elle pré­tend voir ses parties génita­les, pour vérifier si elles ne sont pas irri­tées, si les lèvres n’ont pas gonflé.

– Montre-moi tes genoux, petite pute.

Et elle hurle si ces genoux sont écorchés.

Elle finit par perdre sous elle, et ne reconnaît plus sa fille ou l’appelle Maman.

Lorsque Zoé est seule pendant la veillée funé­raire, elle tire le coussin où est appuyée la nuque maternelle, puis, attrapant la tête froide, elle la se­coue interminable­ment.

– Tu n’es ja­mais là ! Ja­mais !

__________

Une formation de corneilles, agitées et bavar­des, vole au-dessus des tuiles roses des bungalows pour aller se cha­mail­ler avec les mouettes autour des pyramides qui éta­gent leurs gradins blancs du côté de la mer.

Le vent qui les porte, insensible au niveau des tom­bes, se calme.

Au détour d’une ligne d’azalées, le vieux cimetière de la Cité des 1000 fleurs où repose le mari de Gisèle fait face au lac bleu entre les pins. Le groupe des habitués du Grand Café se tient devant le cercueil que les croque-morts des­cendent dans la pierre avec des cordes. La chapelle mor­tuaire du pendu est à peine vi­sible derrière une haie qu’a longée le cortège. Les époux font tombe à part.

L'eau d’un arrosoir mécanique de l’autre côté du muret du cimetière s'éloigne, revient rapidement sur elle-même quand le ressort se détend ; le retour de la trépidation de la cuillère s'accélère au contact du jet qui fuse en arrière, cré­pite sur la croix d’une dalle proche où la pluie écume sur le marbre, gifle plus distraitement le mur de la crypte du père de Zoé, ne fait qu'effleurer dans un demi-cercle déclinant la lisière du petit groupe en deuil où, le bruit attendu du choc de l'eau ne parvenant pas jusqu’à la tombe de Gisèle, le si­lence a une fluidité sous le ciel parfaitement bleu.

Ombrelles, yachts, tricycles, épées sur le plan d’eau du lac Eléphantine ...

__________

Après le repas d’enterrement qu’a donné Max sur le ponton du Grand Café, de retour dans les hauteurs distantes des py­ramides – Zoé court vers la terrasse comme si elle allait se jeter dans le vide. Des gradins de pots de plantes gras­ses et d’arbustes aro­matisent l’air nocturne. Le fau­teuil de rotin où se repo­sait la malade est exagé­ré­ment solitaire dans la lu­mière des veil­leuses. Il n’est en­core personne pour oser s’y tenir.

Max se joint à sa fausse vraie fille, frottant son men­ton d’un air compassé. Ils semblent se recueillir une der­nière fois. Leur regard accommode, ou bien la lune éclaire pro­gres­sive­ment la station balnéaire, l’obscurité de la végé­ta­tion se nuance ; des gra­dations de clarté approfondissent la nuit, et ils voient mieux le cir­cuit des al­lées que parcou­rt la lampe d’un vélo dans la végé­tation obs­cure des jar­dins, les disques pâles des ré­verbères, le trait noir de la mer.

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Le mistral se lève par une éternelle nuit d’été où l’air est particulièrement orageux, il anime et pousse dans tous les sens un monde sau­tillant et glissant de papiers jusqu’alors invisi­bles dans la station balnéaire.

Un troupeau d’arrosoirs mécaniques qu'on a laissé tour­ner dans la nuit fait tournoyer de longs jets d’eau qui ont un balancement souple et nonchalant de cous de girafes. Gisèle s’est assise sur un des bancs du ci­metière, de­vant des lilas fanés dont le vent dis­perse le fai­ble parfum vers la mer. Son époux arrive depuis le fond d’une allée de tombes. Il s’avance lentement. Ses yeux en­nuyés obser­vent les jeux d’eau. Comment ose­rait-elle l’appeler ? Elle se laisse ab­sor­ber par l’approche si­lencieuse et noncha­lante. Le vent s’arrête. Il retient son souffle.

Adrien sourit et s’assoit à côté de son épouse, sur le banc, dans les confettis de lumière et d’ombres d’un tilleul. Ce qu’ils se disent ? Pas grand-chose, comme d’habitude. Gisèle sou­pire. Adrien est pensif. Elle veut chasser d’une pichenette de la pous­sière sur son genou et s’aperçoit que c’est un grain de lu­ne. Il trace, du bout de son soulier, un cer­cle dans la flaque miroitante qui a gagné leur banc depuis les ar­ro­soirs ; le re­flet de leur visage s’y brise, puis se recom­pose et se sta­bi­lise à nou­veau.

(à suivre)

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