2 de couple sans barreur : Omniscience des maris (Astrid) – 4
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Quand elle est délivrée de sa virginité, Astrid a une expression du style voilà, c’est fait.
Edouard, dans la même semaine, saisi d’une euphorie qu’elle ne s’explique pas, l'amène à l’Opéra écouter le combat de Tancrède et de Clorinde. À la sortie, dans le taxi, il lui fait valoir que sa propre épée de feu a disjoint et fait sauter les pièces de son armure de garçon manqué. Elle ne dit rien, demeure songeuse ; les noces sont peu après décidées. Pour cette occasion, Astrid a tenu à se vêtir en homme, d’un smoking noir et d’une rose blanche à la boutonnière. À l’église où son père lui donne le bras le long de la travée centrale, celui-ci croit l’entendre chantonner cot-cot-cot-cot.
Le père d’Edouard est là. Ils paraissent curieusement intimidés l’un par l’autre. Le pasteur tapote l’épaule de son fils en regardant ailleurs. Le fils resserre le nœud de sa cravate. Après la noce, au départ de la voiture nuptiale pour l’Italie, ils se serrent la main.
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Tandis qu’Edouard oriente fermement ses études vers la chirurgie, Astrid, ayant abandonné les siennes sans quitter vraiment le milieu universitaire où sont tous ses amis, estime qu’elle aura bientôt un enfant.
Désœuvrée, un peu étonnée, elle maigrit et grossit alternativement ; rien ne vient ; pourtant, aucun des mariés n’est stérile, ainsi qu’ils s’en assurent, mais le traitement chimique d’Edouard, les piqûres hormonales d’Astrid, et même les restrictions drastiques qui augmentent le volume et la qualité de l’éjaculât les jours d’œstrus ne leur sont d’aucun secours.
Astrid passe de longs moments devant son miroir à se reprocher ses gros mollets d’écolière ou ses trop petits seins ; elle se mesure les cuisses, se pèse, trépigne sur le plateau de la balance ; les remontrances d’Edouard, loin de l’apaiser, l’exaspèrent un peu plus.
Enfin, elle admet mon échec de femme.
Bientôt, sur les conseils d’une amie, elle a un analyste et répète partout, avec la même intonation amusée et le même sourire fin, qu’il ne faut plus faire l’enfant. Elle dévore des livres d’amour bon marché toute la journée au lit, sans s’être lavée. Ses cheveux, qui déteignent, en bataille et sales, retombent sur ses yeux maussades et inquiets.
Il lui vient à l’égard de son mari une tournure d’esprit à la fois âpre et docile. Il est surpris dans son sommeil par des avidités qu’il ne lui connaît pas. Désormais, même assise auprès d’Edouard dans un cercle de familiers, Astrid lui frotte méticuleusement le ventre du plat de la main, ou encore elle lui enfonce sa langue humide dans l’oreille.
Stoïque, il subit et n’ose lui dire qu’elle le gêne copieusement.
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Par la suite, Astrid se moque beaucoup, avec un rire sinistre, de ce qu’elle appelle sa période bas bleu. Elle a deux analystes, elle boit de plus en plus, elle est devenue nerveuse et maigre comme un gardon. Désormais, elle prend soin de sa personne et fait même des folies vestimentaires. Elle laisse pousser ses cheveux et son visage s’allonge ; sur une impulsion elle les passe au henné, si bien que sa tête flamboie dans un incendie dont une longue succession de chapeaux extravagants tente d’être le délicat éteignoir (dans leur ombre ses yeux noirs et lourds sont imbibés d’un continuel enjouement).
Elle s’exprime plus clairement pour les intimes.
– J’ai la chatte en feu.
À cette époque, une visite à sa mère la met dans une rage folle. Toute vêtue de rose sous sa grande et magnifique capeline de paille jaune, Marie Grandières se tient de l’air charnu et bon enfant de la rafflesia arnoldii dans la serre tiède d’un jardin d’hiver. Le chapeau couvre comme une éclipse le disque pâle de ce merveilleux visage flou, nimbé, ce côté couventine éméchée dans l’ombre papillonnante de lumières des plantes exotiques.
Chapeau contre chapeau, sa fille l’insulte.
La mère et la fille rajustent leurs capelines respectives du plat de leurs deux mains parallèles. Astrid se réfugie chez son père qui se remet peu à peu d’un mauvais procès, et qui relève vivement le nez.
– Tu bois, ma fille.
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Elle se met à fréquenter les artistes méridionaux de la région qu’elle présente au jeune interne pendant les chaudes et interminables soirées de la ville.
– Des farandoleurs, hein? lui dit Edouard en clignant de l’œil.
Il n’est pas sûr de les trouver aussi intéressants qu’ils croient l’être, mais il laisse faire, heureux que son Astrid s’amuse. Elle-même est sensible à ce qu’il la voit appréciée dans un milieu tellement différent du leur, si original, si créateur, si chic. Depuis quelque temps elle apprécie cette expression : c’est chic, formulée à tout propos.
Le jeune étudiant s’enferme pour étudier sa dernière année de médecine dans la rotonde octogonale de leur loft, un des deux dômes dans le toit gris de l’immeuble, qu’il a aménagé en bureau, véritable annexe de ses études à la faculté. Il y accède par un escalier étroit et vertigineux comme un mauvais rêve. Il s’abstraie assez facilement des coups sourds des pas de danse sur les planchers pendant les fêtes que son épouse organise, mais ce sont les silences qui le perturbent.
Il relève la tête de ses cours et mâchonne sa lèvre, son regard se perdant par l’œil-de-bœuf du dôme vers le ciel bleu qui tourne autour de la ville.
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Ce printemps-là, Astrid a pris l’habitude de partir tôt en voiture pour le mas familial dans les Cévennes, dont elle revient bien après la tombée de la nuit. Edouard s’en étonne, mais légèrement – trop absorbé par sa thèse.
– Pourquoi ne pas aller plutôt à votre villa qui est si proche ? lui dit-il. La mer te ferait du bien...
Elle prend l’air dégoûté.
– Avec tous ces ploucs sur la plage ? Fi donc !
Depuis quelque temps elle affectionne cette expression désuète : fi donc.
Une nuit d’orgie, ainsi qu’elle appelle ses fêtes en riant, elle ne rentre pas ; le téléphone du mas sonne continuellement occupé, le mobile est déchargé, elle réapparaît dans la matinée, la pommette bleuie. Quand Edouard lui ôte d’autorité ses lunettes de soleil, il voit son œil droit à demi fermé et gonflé par un coup. Astrid explique – son visage bouffi semble ensommeillé – qu’ayant trop bu, elle s’est assommée au manteau de la cheminée, mais rien ne justifie les meurtrissures à son cou et les bleus à ses seins et sur ses fesses. Il exige des radiographies, la soigne sans reproches, mais, s’il ne lui fait pas d’observations, il se mêle d’un peu plus près au groupe de ses amis aux terrasses de la ville, aux vernissages et dans les ateliers où se donnent les fêtes.
Elle en paraît contrariée, puis, changeant d’avis, satisfaite, et il y a un curieux mélange de vanité et d’inquiétude dans son effervescence. Cette ambiance artiste justifie-t-elle les libertés qu’elle prend devant son mari? Il en doute, mais plutôt que de se perdre dans des scènes où il n’est pas toujours très à l’aise, il préfère se taire et croit d’ailleurs qu’elle n’a pas un comportement si relâché en son absence.
Astrid lui présente un jeune et brillant étudiant sénégalais en économie politique qui la suit partout. Chez lui aussi, Edouard remarque l’expression Fi donc! étrange entre ses grosses lèvres, mais dans tous les milieux, estime-t-il, les tics verbaux sont contagieux comme des bâillements, et en effet elle dit bientôt absolument! à tout propos, et on ne voit plus l’ami sénégalais à la maison. Enfin, un soir décisif, au cours d’une orgie, alors qu’Edouard est censé travailler dans le dôme, il la surprend, dans une encoignure de fenêtre, à moitié cachée par le velours rouge de la draperie, aux genoux d’Absolument qui sourit d’un air niais au maître de maison, en refermant sa braguette comme s’il venait d’uriner.
Edouard rougit, se recule en s’excusant, et sort de chez lui.
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Le jeune chirurgien marche dans les rues, par les quartiers pavillonnaires, au-delà de la ville, sur la route de la mer, jusqu’à la fin d’une interminable nuit d’été. Il est aussi blanc que la lune qui se pousse insensiblement dans le firmament. Ses lèvres frémissent comme s’il avait froid dans l’arc électrique et brûlant de la campagne. Il tremble continuellement, et s’il doit s’arrêter pour débarrasser son mocassin d’un gravillon, ses jambes ont des saccades nerveuses qui manquent le faire tomber.
Il ne sait pourquoi sa douleur s’accommode si mal de cette douceur de l’air, de cet immense ciel étoilé, d’une belle nuit été. Il a soudain des gestes de refus sur le bord de la route silencieuse, ou encore il pousse des cris épouvantables qui font se lever les mouettes et les corneilles endormies dans les marais aux alentours. L’odeur des paludes soulève le cœur en lui faisant imaginer mille variations autour de la bouche obstruée d’Astrid ; fouillées au scalpel par la jalousie, les pensées du jeune chirurgien se recroquevillent sous la lame glacée, elles se débattent et crient contre la table de dissection luisante de sang.
Au cours d’un répit miraculeux, soudain oublieux, un point d’obstétrique l’obsède ; il en est longtemps tracassé, puis il reconnaît les étangs où il marche ; des formes lisses et sinueuses y troublent les étoiles qui se reflètent comme une poignée de cendres ; il se souvient de s’être excusé et rit interminablement.
À l’aube, ses souliers lèvent des volées de sable froid, la Méditerranée scintille devant lui, il s’assied sur une dune, se prend la tête dans les mains, et pleure.
Un taxi le ramène à la ville. Il trouve Astrid encore dans leur lit, les draps repoussés. Elle dort sous le soleil levant qui entre par les fenêtres ouvertes. Il se rappelle avec un attendrissement irrésistible que, dans les débuts, elle avait sommeil dès dix heures du soir, telle une enfant, s’endormant avec une sorte de confiance résolue, pelotonnée contre sa hanche sous le drap, où il la retrouvait au matin comme si elle était née de lui dans la nuit, dieu mystérieux accouchant d’une crevette rose, tendre et chiffonnée.
La nuit, comme à l’accoutumée, a roulé sa chemise en boule sous son ventre. Il la prend dans son sommeil avec une brutalité qu’il ne s’est jamais permise. Elle y répond, ouvrant ses fesses sous lui, poussant des petits cris qu’il ne lui connaît pas.
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(à suivre)