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Publié par Michel Castanier

Stefan Milev
Stefan Milev

3

À son habitude, Astrid lâche par impulsions – par bombes ! – ses aveux.

Repliée sur elle-même dans leur lit, et puis une autre fois, tassée sur sa chaise dans le Grand Restaurant Chez Max, au bord de la plage, qui n’a plus qu’eux comme clients et où les serveurs contre les murs attendent, silen­cieux et mornes, et une autre fois dans la voiture immobile sous les palmiers, devant la mer, alors qu’il va bientôt faire jour et qu’elle se pelotonne contre la portière, ne regardant rien, ou le pare-brise seulement, ou peut-être (il y songera plus tard) son re­flet à lui dans le pare-brise qui s’éclaire à l’aube. Ce matin-là, il sort de la voiture avec le cœur aussi fripé que son cos­tume.

Astrid répond selon son humeur avec complaisance ou agacement, quoique le plus odieux soit bientôt son sou­rire furtif, ce nouveau sourire amusé et rêveur, comme s’il évo­quait toujours plus qu’Edouard n’arriverait à lui faire avouer. Avec l’esprit d’analyse qui est le sien dans ses études scien­tifiques et qui n’est plus qu’une obsession ma­niaque et dé­chue qui effarera par la suite cet homme raison­nable, tra­quant les moindres contradictions, les indices comme des empreintes de gibier, à l’affût de l’anecdote la plus neutre, sensible comme un radar à l’apparition d’un corps étranger dans le vocabulaire de son épouse, surveillant le moindre à-coup dans ses confidences, la plus impercep­tible hésitation, il découvre une Astrid clandestine, tout un maquis d’émotions, d’aventures, de sensibilités qui porte un prénom d’enfant et qui ne se laissera jamais apprivoiser, en­vahir, contrôler par quelque homme que ce soit.

En proie à une sensation de descente aux Enfers, sans bien savoir si ce sont ceux de son épouse ou les siens, ce fils de pasteur s’approche des cercles intimes d’Astrid, découvrant des pratiques qu’il n’avait même pas soupçonnées, paniqué par sa face animale et se révélant à lui-même les affres du puritanisme et l’horreur de la femme, tou­chant à l’infamie de ses désirs, répugné par un cynisme et un pragmatisme an­cestraux – tandis qu’elle hurle Avec qui je veux ! Comme je veux ! Quand je veux !, ce qui devrait le faire sourire genti­ment, au contraire gagné par l’excitation ambiante, un ressen­timent incontrôlable le saisit : plusieurs fois au cours de ces journées, exaspéré, il cède à la tentation des coups, et il la bat, parfois avec emporte­ment, souvent avec minutie, dans un plaisir honteux, incré­dule. Elle respire à peine, avec de faibles bruits comme si elle sanglotait. Mais il se reprend quand il voit enfin sous ses bras pliés qui la protègent ses grands yeux satisfaits.

Il essuie ses pleurs, elle est alors emportée par une épouvantable crise de culpabilité et lui demande pardon en étreignant ses mains. Il la dorlote avec une joie malveillante.

__________

À quelque temps de là, agissant comme s’il l’avait tenue enfermée dans leur loft, Astrid s’enfuit au mas parental où elle disparaît toute une nuit. Edouard est trop las pour s’en inquiéter, mais, au matin, il voit sur le plateau de sa trousse médicale l’encoche vide où aurait dû tenir un de ses scalpels.

Par prudence, il téléphone à son beau-père ; ils partent à grande allure dans la Jaguar du vieux chirurgien. Edouard explique, analyse ; Grandières se tait obstinément ; Edouard croise les bras, considérant avec désespoir le pare-brise où glissent les étincelles et les ombres du feuillage qui file au-dessus de la voiture.

– On arrive, dit Grandières sans élever la voix.

Tandis que la poussière du chemin retombe sur le capot de la voiture, ils observent en silence la moto éclatée contre un muret à l’entrée du mas familial, les oliviers pétrifiés et les buissons de thym gris dans la lumière endeuillée des gar­rigues.

Ils voient un homme au crâne rasé, puant l’alcool et déjà la corruption de la mort, étendu sur le dos. Astrid est roulée en boule dans un buisson, ce qui reste de son visage enfoui dans le pli de son bras inondé de sang. Le choc a dé­chaussé un des pieds de la jeune femme, et le mari se met à pleurer devant cette socquette blanche, si pure avec son li­seré rose.

Martin Grandières le gifle.

– C’est ça ou la crise de nerfs, mon vieux. Appelez-moi Martin.

Puis celui qui sera bientôt Martin, ce bon vieux Martin, ne sachant plus ce qu’il dit ou fait, ou le sachant très bien, ce bon vieux Martin gifle son gendre de nouveau, avec mé­thode.

__________

Astrid est hospitalisée dans la clinique de son père. Le personnel médical l’a nettoyée des obscénités tracées au marker sur son corps. Il traite de multiples scarifications sur ses seins et son ventre, mais l’état du visage éclaté – qu’on entoure de bandelettes – laisse peu d'es­poir.

Edouard visite tous les jours sa momie silencieuse. Martin lui serre la main en détournant les yeux. Madame Grandières est souvent au chevet de sa fille. On allume la télévision au chevet du lit. Ces deux inconnus demeurent en silence tard dans la nuit près des lucioles bleutées de l’écran.

– Elle n’a jamais cherché qu’à attirer votre attention, imbécile.

Parfois, Edouard s’écarte, pour chuchoter des points de détail dans le couloir de la clinique de chirurgie esthétique avec l’infirmière en chef – au visage de nonne, clair et ami­donné, comme remanié par un lifting surnaturel. S’il est seul, il touche maladroitement les pansements d’Astrid, lui lit les journaux et se force à regarder sans pâ­lir les beaux yeux de son épouse qui luisent dans les cavités obscures des bandelettes. Une inquiétude, grise et furtive comme une souris, y passe sournoisement et sans cesse. Il se sent futile, odieux : il lui semble qu’il ne ressentira jamais assez d’émotion.

Tout l’art du vieux chirurgien esthétique, secondé par son équipe au grand complet, est insuffisant. Quand on dénude de ses bandages la jeune femme, Edouard a un geste convul­sif, doigts écartés, et part à pas rapides ; on ne le retient pas, Martin est sans doute soulagé.

Rentré chez lui, Edouard passe longuement ses mains sur la glace qui protège un portrait sévère et naïf d’Astrid le jour de leurs noces ; puis il l’enferme, avec d’autres photo­gra­phies, dans une malle, et il voile les miroirs.

Edouard explique par la suite à Martin qu’il réparera. Il a ce besoin, réparer, qui se traduit par son projet de se spécia­liser dans la chirurgie plastique.

– Bien, dit Martin. Appelez-moi Martin.

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(à suivre)

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