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Publié par Michel Castanier

Paul Klee
Paul Klee

Barbara

1

Gilbert Broussac a rendez-vous avec Mme Barbara Chamarand-Duraillon au musée municipal où ils admirent un Zurbaran et deux Poussin ; après quoi ils boivent un verre dans l’arrière-salle du Café du musée, où l’épouse du joail­lier, en dévi­sageant Gilbert, lui apprend que l’Orchestre phil­harmo­nique donnera un concert le samedi suivant.

Ce samedi-là, le jeune étudiant en première année de pharmacie la rejoint derrière les colonnes de l’Opéra, où ils se touchent la main. Après le spectacle, sur le parvis, elle craint de trop le distraire de ses études ; il la rassure ; elle es­saie de sourire, encore inquiète (en fait, elle ne change ja­mais d’expression, comme si une paralysie faciale l’avait atteinte dans une négociation d’une extrême gravité pour l'avenir du jeune homme).

A l’écart dans le hall de réception, sur un canapé abrité d’une plante grasse, il cause avec cette grande femme en tailleur gris perle, digne et grave, qui l’interroge soucieusement. Elle porte haut un visage sévère, presque masculin, aux yeux fixes. De temps à autre, pourtant, un sourire cordial, du moins une intention de sourire, peut affleurer la raideur de ses traits, et elle pose, comme pour une approbation, ses doigts bagués sur la manche de Gilbert.

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Le marché de la pharmacopée n’a pas de secret pour Mme Chamarand-Duraillon : elle fait sur les rouages finan­ciers des laboratoires quelques observations remarquables et, à la sortie des galas Karsenty, se montre à l’aise, presque folâtre, dans la nomenclature des médicaments. De tout leur entretien sa physionomie imperturbable ne se départit pas de la dignité d’un indien Cherokee en tailleur pied de poule. Attablés au Café des 3 Grâces, au bord d’un jardin intérieur à l’abri du soleil, ils envisagent que le jeune homme se lance dans la recherche, ou, plus prudemment, buvant du thé au jasmin dans des tasses frappées de bleuets et de rue médicinale, ils imaginent qu’il installe sa propre officine – pourquoi pas dans la ville même ?

– J’ai des relations qui seraient de bon conseil.

Ce visage austère à l’ombre des stores est infusé dans une chaude sollicitude. Gilbert remercie vivement de son intérêt pour lui ; elle proteste, il le mérite. D’ailleurs, la vie de son nouvel ami, le moindre détail de cette jeune vie, l’intrigue. Elle ne manque jamais de questions affectueuses sur la situation sociale de sa famille, sur ses souvenirs d’enfance, ses amies – vos toutes petites amies. Il raconte longuement des anecdotes significatives, s’attendrit sur lui-même ou se plaint des femmes ; le plus souvent, sa belle bouche a une moue dépitée. Le fractionne­ment du soleil dans le feuillage du jardin joue à la surface de ses pupilles bleues, sur son cou, ses doigts qui se mêlent près de la tasse vide.

– Ce sont ceux qui ont leur panier le mieux garni qui se plaignent le plus, dit l’épouse du joaillier.

Peu à peu, elle lui en impose, non pas qu’elle ait ce verbe chatoyant qui papillonne aux terrasses méditerranéennes de la ville, mais sa personnalité est forte, elle a de la densité et parle avec pondération, d’un air réfléchi. Mme Chamarand-Duraillon semble le connaître mieux qu’il ne se connaît, si bien qu’au cours de ces causeries ani­mées et pensives il prend l’habitude de lui donner raison, parfois contre lui-même : elle est de bon conseil, il est sou­cieux de lui obéir, ce qui est agréable, un soulagement, une sorte de confort.

Elle le raccompagne chez lui et gare la Mercédès sous l’alignement des platanes, dans une rue pavée que traversent encore les rails d’une ancienne gare de marchandises. Ils ba­vardent un moment, elle recommande, s’inquiète, n’imagine pas qu’il ne réussisse dans ses études, comme il ne doit pas douter qu’elle l’aidera, il est si émouvant, et son avenir est à l'évidence si prometteur : les doigts bagués de la conductrice miroitent sur le volant inerte ; elle les bouge fort peu, au contraire de son compa­gnon qui ponctue ses remerciements, son assurance qu’il ne la décevra pas, l’expression de sa confiance en lui-même, pianotant sur ses genoux, sur la poignée de la portière, contre le pare-brise où il s’est penché, grimaçant dans un rayon de soleil qui percute le feuillage des platanes, pour ob­server l’étroit balcon désert de sa chambre de bonne sous les toits.

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Quand Mme Chamarand-Duraillon devient Barbara sur ce même balcon qu’elle a tenu à égayer d’une plante verte, ils s’embrassent en gardant les yeux ouverts, comme s’ils se méfiaient l’un de l’autre.

Un instant auparavant, accoudés à la rampe d’où elle a montré le faîte rouge de sa propre demeure, une propriété dans les hauteurs de la ville, ils ont conversé aimable­ment des débouchés de la procréation assistée ; sans que la moindre transition ait été ménagée, le jeune homme, incré­dule, est dans la proximité de ce visage sec et majestueux, son regard reflété dans l’œil immobile de Barbara Chamarand-Duraillon, avec la crainte confuse d’une erreur.

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(à suivre)

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