Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

Le Ballon rouge – Albert Lamorisse
Le Ballon rouge – Albert Lamorisse

 

– Mes parents ont souvent essayé de me perdre au cours de mon enfance mais je retrouvais assez facilement le che­min de la maison. Au début cet échec les énervait puis ces braves gens ont fini par me trouver amusant et même sym­pathique. Ce fut alors un jeu entre nous. C’est dire si j’étais préparé à être égaré quand j’ai rencontré le monde des femmes.

Le vieux patient parle, allongé sans aucune crispation du corps sur le divan. Le docteur Richard Katz est penché dans son dos. Il a le visage dans ses mains jointes. La pénombre du cabinet médical est adou­cie des dorures et de la beauté des bois, multi­pliée dans la pro­fondeur des miroirs.

– A leur tour mes femmes ont tout fait pour me perdre, docteur, pour m’oublier, pour me ran­ger dans un tiroir afin de mieux m’oublier. Je résistais. Il n’était pas facile de m’égarer – je n’étais pas un trousseau de clés – pas facile de me perdre de vue : je les choisissais plutôt pe­tites. Cer­taines cru­rent y parvenir en m’épousant. Je leur ai ri au nez. Bien sûr on essaya le poi­son, leur spécialité : elles m’empoisonnèrent la vie mais j’avais eu Mithridate pour pa­rents – leur poison me renforçait. Au cours de ma longue vie j’y ai ga­gné de les accom­pagner souvent au cimetière local, et ne man­quais pas de les retrou­ver pour de vastes réunions de famille à la Toussaint. Elles enra­geaient, leurs dalles sau­taient comme des bou­chons de champagne. Ce fut bientôt un jeu entre nous.

A cette perspective, les mains du patient voltigèrent en l'air fu­giti­vement, puis ils revinrent se poser, doigts entre­mêlés sur son ventre, avec sa­gesse.

– C’était le bon temps, Aujourd’hui je me perds moi-même, jamais tout à fait moi, jamais tout à fait autre, l’âge sans doute. Je m’oublie, me cherche, me retrouve mais est-ce moi que je retrouve ? Ou est-ce un autre que je ne savais pas être. C’est alors, comme au réveil ce matin, que je reviens à moi, si je peux dire, dans une autre mémoire : je suis Algernon Greystock qui a long­temps vécu en Armo­rique, j’ai un redoutable ac­cent qui ne rend pas plus compréhensible ma poésie celtique, je me sou­viens des lochs froids de ma jeunesse et de la petite Abigail aux tresses jaunes et que je n’ai jamais aimé qu’elle. Ces souvenirs se dissipent dans la journée et c’est bien regret­table.

Le patient s’est tu, s’ébroue soudain, sa voix rocailleuse se casse.

Mon nom est une pierre branlante.

– Ce sera tout pour aujourd’hui.

Le patient se lève d’un grand bond, si vieux qu’il soit, c’est tout juste dans sa rapidité s’il ne franchit pas la fe­nêtre plutôt que la porte der­rière laquelle Claire, assise à son bu­reau de secrétaire, es­suyant une larme à son vi­sage, le re­garde passer. Le docteur Katz n’a pas jugé bon de raccom­pagner le maboul : leur vie étant faite de ren­dez-vous, une date apai­sait, au moins le temps de se quitter. Claire, le front bas, étouffe un san­glot.

De­meuré parmi le mobilier où la lu­mière terne dans les miroirs dé­gage une sorte de pé­nombre sécu­laire, Katz meuble le temps. Il ne semble pas qu’il y ait eu de transition pour son inattention rêveuse entre la voix du schizophrène précédent et celle qui murmu­re à présent sur le divan.

Sa vieille main mal aimée, vieille femme si mai­gre, ma mémé, ses tis­sus rouges plus longs qu'elle, le coma blanc de sa télévi­sion au tube cathodique qui s’effondre … cette né­bu­leuse de l’écran où elle persiste à distinguer des formes, un sens, un reflet d’elle-même … Mais ma mémé s’éloigne dans le temps, docteur, longue pliure rouge parfumée, qui sera bientôt rangée dans son cer­cueil. Son cher visage a eu dans la mort la même sur­face neutre et cabossée que dans le som­meil, quand elle avait placé le den­tier dans le verre commun avec celui de son mari...

Le patient s’explique longuement, inconsolable, au sujet d’un geste intolérable : du dos de deux doigts poussant contre la joue du gamin qu’il était, ou bien aux jugulaires de son cou – mal­habile ten­dresse quand il vient au fond de l’appartement silen­cieux réclamer l’argent de poche du di­manche, abusant de son crédit de jeune mâle pour anticiper sur les semaines, croyant même flouer la caresse sèche, dé­sagréable, tolérée, si la pince des doigts a ensuite crocheté une pièce dans le porte-monnaie pour payer le temps pré­cieux du petit séduc­teur.

– Depuis long­temps dans le salon, docteur, l’écran de té­lévision au vieux tube catho­dique qui s’effondre n’est plus qu’un coma blanc pour ma mémé, une nébuleuse où elle per­siste à distin­guer des for­mes, un sens, un reflet d’elle-même, après quelques minutes souti­rées à l’impatience du soute­neur glacé pour la vieille dame dans ses laines ...

– Ce sera tout pour aujourd’hui.

Le patient se lève d’un grand bond, c’est tout juste dans sa rapidité s’il ne franchit pas la fe­nêtre plutôt que la porte der­rière laquelle Claire, essuyant une larme à son vi­sage, le re­garde passer. Alors que le docteur Katz s’étire, les mains sur les hanches, regardant partir son der­nier maniaque, il ne veut rien remarquer de la tête basse de sa secrétaire, de son teint brouillé, de ses doigts qui tremblent et de sa voix cassée quand elle salue le nouveau venu.

Le docteur accueille Robert avec bonhommie, ils se font des poli­tesses pour passer l’encadrement de la porte, enfin le psy­chanalyste entre sans plus de façon et, probablement distrait, s’allonge sur le divan alors que le directeur du Bureau d’études prend le fau­teuil.

Il y a un long silence dubitatif avant que Katz ne prenne la parole d’une voix qui hésite et cherche ses mots.

– Sachez-le, ma secrétaire s’est présentée au cours de son entre­tien d’embauche comme confiante et même naïve, d’un na­turel joyeux et en­thou­siaste, optimiste et ré­solu, elle avait confiance dans ce que serait no­tre relation professionnelle, elle ai­mait avoir confiance, di­sait Claire, et le moindre de mes pro­pos semblait l’intéresser.

Katz a un petit rire contenu, sans gaieté.

– Bientôt, à peine au travail, elle s’est tue résolument. Son si­lence m’intimait de parler.

Katz fait une vague tentative pour se redresser.

– Comment n’aurais-je pas dis des conne­ries dans tant de silence obstiné ?

Son indignation retombe. Il se masse la nuque. Sa pomme d’Adam monte et descend comme une cage d’ascenseur. Il pourrait pleurer s’il n’était tellement rationnel.

Elle m’aura rendu bien des me­nus services dont il n’était tenu apparem­ment au­cun compte de sa part, par exemple des pe­tites fiches soigneusement colla­tionnées pour mon grand ou­vrage, Un cas exemplaire de Pseudologia fantastica. Je n’ai pas tout de suite perçu qu’elle posait sur cha­cun de nos entretiens un soupçon pré­ala­ble, comme une graine de plante car­nivore appelée à se dé­ve­lopper.

Katz se retourne sur le ventre et semble vouloir s’endormir sur le divan mais il émerge de son sommeil.

Il y avait là une iné­puisable provi­sion d’une géné­rosité qui va de soi, de petits gestes gra­tuits, d’une affabilité at­ten­tive – jusqu’à ce qu’un in­fime déséqui­libre ait rompu derniè­rement le compte qu’elle a te­nu tout de même, en se­cret, sou­riante, cor­diale, respectueuse, as­sise à sa pe­tite chaise derrière le bureau du secréta­riat comme à table avec moi pour nos dîners au restau­rant ou au lit dans ma villa de Castanet : Ne se­rait-ce pas une projection que tu vas me faire, Richard ?

Katz émet un rire fragile. 

– La petite graine du soupçon, le semis empoisonné qu’à votre insu une secrétaire a préalable­ment po­sé dans le ter­reau de votre légè­reté ordi­naire après une dure journée de consulta­tions, s’est en­foui dans l’humus humide de votre sympathie à son égard. Cette connasse développe soudain une gé­né­ra­tion sponta­née d’interprétations ! Des observa­tions objec­ti­ves, des examens mi­nu­tieux de vos motifs, des décorticages soi­gneux de votre vocabulaire – suite de con­clusions ra­tion­nelles qui étouf­fent comme du lierre votre tendre affection : Est-ce que tu entends ce que tu as dit, Richard ?

Katz se tait un instant, très essoufflé, puis il re­prend ses chu­cho­tis inverté­brés.

– Vous voilà animé d’une névrose obsessionnelle qu’elle a toujours pressentie en vous. À bout de for­ces, vous recon­nais­sez, stupé­fait, amoindri, horrifié dans votre lit à l’aube après une nuit d’épouvante alors qu’elle ronfle benoitement, le poi­son, la plante carni­vore qui s’était développé à votre insu de la pe­tite graine de votre in­souciance jusqu’à par­faite maturation d’une haine matinale sans restrictions.

– Ce sera tout pour aujourd’hui, dit Robert, consterné.

Le directeur du Bureau d’études laisse au secrétariat le docteur et sa secrétaire dans un face à face dont il entend le premier échange avant de dispa­raître dans le couloir.

– Tu as l’air heureux, Richard, dit la dame, un invi­si­ble mas­que an­tisep­tique sur le nez.

Katz, s’étant ressaisi, présente en effet à son interlocu­trice un visage résolument réjoui.

– Comme d’habitude, Claire.

Katz observe par la verrière, derrière le chignon de Claire, un chien qui aboie de l’autre côté de la rue, sur un vaste balcon en fer forgé.

– Ce type – ce cas Robert – est intraitable.

– Intraitable ?

La bête, le museau dressé, re­garde pas­ser un ballon d’hydrogène bleu. Un enfant tout à fait amusant est déjà monté sur l’appui d’une fenêtre de chambre pour le rattraper.

– Un échec. Je pressens l’échec.

– Comme toujours.

La baudruche s’est passablement dé­gon­flée. Le gamin la récupère, porte la valve à sa bou­che, enfle ses joues avec des airs de Cupidon, et il souffle pro­digieu­sement. Mais en vain. Il s’assoie sur le rebord de sa fenêtre et re­garde au­tour de lui.

Deux adultes évoluent derrière une large baie, dans un vaste bureau, de l’autre côté de la rue. Ils ont à cette distance des gestes bi­zarres et qu’il est par­fois difficile de bien inter­préter.

Ils s’écartent l’un de l’autre précipitamment et se dé­pla­cent dans la pièce le plus sou­vent en sens inverse.

L’homme a un mouvement de la main, la femme se rap­pro­che, mais aussitôt ils s’éloignent en même temps l’un de l’autre.

La femme tourne le dos. L’homme s’observe dans le mi­roir au-dessus d’une che­mi­née. Il se lisse les che­veux.

La femme quitte la pièce. L’homme s’accoude sur le manteau de la chemi­née et en­fouit son vi­sage dans son bras. Il tape par ailleurs du poing sur le miroir.

 

[à suivre]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article