Victor Redon, un homme dans la foule – 21
– Mes parents ont souvent essayé de me perdre au cours de mon enfance mais je retrouvais assez facilement le chemin de la maison. Au début cet échec les énervait puis ces braves gens ont fini par me trouver amusant et même sympathique. Ce fut alors un jeu entre nous. C’est dire si j’étais préparé à être égaré quand j’ai rencontré le monde des femmes.
Le vieux patient parle, allongé sans aucune crispation du corps sur le divan. Le docteur Richard Katz est penché dans son dos. Il a le visage dans ses mains jointes. La pénombre du cabinet médical est adoucie des dorures et de la beauté des bois, multipliée dans la profondeur des miroirs.
– A leur tour mes femmes ont tout fait pour me perdre, docteur, pour m’oublier, pour me ranger dans un tiroir afin de mieux m’oublier. Je résistais. Il n’était pas facile de m’égarer – je n’étais pas un trousseau de clés – pas facile de me perdre de vue : je les choisissais plutôt petites. Certaines crurent y parvenir en m’épousant. Je leur ai ri au nez. Bien sûr on essaya le poison, leur spécialité : elles m’empoisonnèrent la vie mais j’avais eu Mithridate pour parents – leur poison me renforçait. Au cours de ma longue vie j’y ai gagné de les accompagner souvent au cimetière local, et ne manquais pas de les retrouver pour de vastes réunions de famille à la Toussaint. Elles enrageaient, leurs dalles sautaient comme des bouchons de champagne. Ce fut bientôt un jeu entre nous.
A cette perspective, les mains du patient voltigèrent en l'air fugitivement, puis ils revinrent se poser, doigts entremêlés sur son ventre, avec sagesse.
– C’était le bon temps, Aujourd’hui je me perds moi-même, jamais tout à fait moi, jamais tout à fait autre, l’âge sans doute. Je m’oublie, me cherche, me retrouve mais est-ce moi que je retrouve ? Ou est-ce un autre que je ne savais pas être. C’est alors, comme au réveil ce matin, que je reviens à moi, si je peux dire, dans une autre mémoire : je suis Algernon Greystock qui a longtemps vécu en Armorique, j’ai un redoutable accent qui ne rend pas plus compréhensible ma poésie celtique, je me souviens des lochs froids de ma jeunesse et de la petite Abigail aux tresses jaunes et que je n’ai jamais aimé qu’elle. Ces souvenirs se dissipent dans la journée et c’est bien regrettable.
Le patient s’est tu, s’ébroue soudain, sa voix rocailleuse se casse.
– Mon nom est une pierre branlante.
– Ce sera tout pour aujourd’hui.
Le patient se lève d’un grand bond, si vieux qu’il soit, c’est tout juste dans sa rapidité s’il ne franchit pas la fenêtre plutôt que la porte derrière laquelle Claire, assise à son bureau de secrétaire, essuyant une larme à son visage, le regarde passer. Le docteur Katz n’a pas jugé bon de raccompagner le maboul : leur vie étant faite de rendez-vous, une date apaisait, au moins le temps de se quitter. Claire, le front bas, étouffe un sanglot.
Demeuré parmi le mobilier où la lumière terne dans les miroirs dégage une sorte de pénombre séculaire, Katz meuble le temps. Il ne semble pas qu’il y ait eu de transition pour son inattention rêveuse entre la voix du schizophrène précédent et celle qui murmure à présent sur le divan.
– Sa vieille main mal aimée, vieille femme si maigre, ma mémé, ses tissus rouges plus longs qu'elle, le coma blanc de sa télévision au tube cathodique qui s’effondre … cette nébuleuse de l’écran où elle persiste à distinguer des formes, un sens, un reflet d’elle-même … Mais ma mémé s’éloigne dans le temps, docteur, longue pliure rouge parfumée, qui sera bientôt rangée dans son cercueil. Son cher visage a eu dans la mort la même surface neutre et cabossée que dans le sommeil, quand elle avait placé le dentier dans le verre commun avec celui de son mari...
Le patient s’explique longuement, inconsolable, au sujet d’un geste intolérable : du dos de deux doigts poussant contre la joue du gamin qu’il était, ou bien aux jugulaires de son cou – malhabile tendresse quand il vient au fond de l’appartement silencieux réclamer l’argent de poche du dimanche, abusant de son crédit de jeune mâle pour anticiper sur les semaines, croyant même flouer la caresse sèche, désagréable, tolérée, si la pince des doigts a ensuite crocheté une pièce dans le porte-monnaie pour payer le temps précieux du petit séducteur.
– Depuis longtemps dans le salon, docteur, l’écran de télévision au vieux tube cathodique qui s’effondre n’est plus qu’un coma blanc pour ma mémé, une nébuleuse où elle persiste à distinguer des formes, un sens, un reflet d’elle-même, après quelques minutes soutirées à l’impatience du souteneur glacé pour la vieille dame dans ses laines ...
– Ce sera tout pour aujourd’hui.
Le patient se lève d’un grand bond, c’est tout juste dans sa rapidité s’il ne franchit pas la fenêtre plutôt que la porte derrière laquelle Claire, essuyant une larme à son visage, le regarde passer. Alors que le docteur Katz s’étire, les mains sur les hanches, regardant partir son dernier maniaque, il ne veut rien remarquer de la tête basse de sa secrétaire, de son teint brouillé, de ses doigts qui tremblent et de sa voix cassée quand elle salue le nouveau venu.
Le docteur accueille Robert avec bonhommie, ils se font des politesses pour passer l’encadrement de la porte, enfin le psychanalyste entre sans plus de façon et, probablement distrait, s’allonge sur le divan alors que le directeur du Bureau d’études prend le fauteuil.
Il y a un long silence dubitatif avant que Katz ne prenne la parole d’une voix qui hésite et cherche ses mots.
– Sachez-le, ma secrétaire s’est présentée au cours de son entretien d’embauche comme confiante et même naïve, d’un naturel joyeux et enthousiaste, optimiste et résolu, elle avait confiance dans ce que serait notre relation professionnelle, elle aimait avoir confiance, disait Claire, et le moindre de mes propos semblait l’intéresser.
Katz a un petit rire contenu, sans gaieté.
– Bientôt, à peine au travail, elle s’est tue résolument. Son silence m’intimait de parler.
Katz fait une vague tentative pour se redresser.
– Comment n’aurais-je pas dis des conneries dans tant de silence obstiné ?
Son indignation retombe. Il se masse la nuque. Sa pomme d’Adam monte et descend comme une cage d’ascenseur. Il pourrait pleurer s’il n’était tellement rationnel.
– Elle m’aura rendu bien des menus services dont il n’était tenu apparemment aucun compte de sa part, par exemple des petites fiches soigneusement collationnées pour mon grand ouvrage, Un cas exemplaire de Pseudologia fantastica. Je n’ai pas tout de suite perçu qu’elle posait sur chacun de nos entretiens un soupçon préalable, comme une graine de plante carnivore appelée à se développer.
Katz se retourne sur le ventre et semble vouloir s’endormir sur le divan mais il émerge de son sommeil.
– Il y avait là une inépuisable provision d’une générosité qui va de soi, de petits gestes gratuits, d’une affabilité attentive – jusqu’à ce qu’un infime déséquilibre ait rompu dernièrement le compte qu’elle a tenu tout de même, en secret, souriante, cordiale, respectueuse, assise à sa petite chaise derrière le bureau du secrétariat comme à table avec moi pour nos dîners au restaurant ou au lit dans ma villa de Castanet : Ne serait-ce pas une projection que tu vas me faire, Richard ?
Katz émet un rire fragile.
– La petite graine du soupçon, le semis empoisonné qu’à votre insu une secrétaire a préalablement posé dans le terreau de votre légèreté ordinaire après une dure journée de consultations, s’est enfoui dans l’humus humide de votre sympathie à son égard. Cette connasse développe soudain une génération spontanée d’interprétations ! Des observations objectives, des examens minutieux de vos motifs, des décorticages soigneux de votre vocabulaire – suite de conclusions rationnelles qui étouffent comme du lierre votre tendre affection : Est-ce que tu entends ce que tu as dit, Richard ?
Katz se tait un instant, très essoufflé, puis il reprend ses chuchotis invertébrés.
– Vous voilà animé d’une névrose obsessionnelle qu’elle a toujours pressentie en vous. À bout de forces, vous reconnaissez, stupéfait, amoindri, horrifié dans votre lit à l’aube après une nuit d’épouvante alors qu’elle ronfle benoitement, le poison, la plante carnivore qui s’était développé à votre insu de la petite graine de votre insouciance jusqu’à parfaite maturation d’une haine matinale sans restrictions.
– Ce sera tout pour aujourd’hui, dit Robert, consterné.
Le directeur du Bureau d’études laisse au secrétariat le docteur et sa secrétaire dans un face à face dont il entend le premier échange avant de disparaître dans le couloir.
– Tu as l’air heureux, Richard, dit la dame, un invisible masque antiseptique sur le nez.
Katz, s’étant ressaisi, présente en effet à son interlocutrice un visage résolument réjoui.
– Comme d’habitude, Claire.
Katz observe par la verrière, derrière le chignon de Claire, un chien qui aboie de l’autre côté de la rue, sur un vaste balcon en fer forgé.
– Ce type – ce cas Robert – est intraitable.
– Intraitable ?
La bête, le museau dressé, regarde passer un ballon d’hydrogène bleu. Un enfant tout à fait amusant est déjà monté sur l’appui d’une fenêtre de chambre pour le rattraper.
– Un échec. Je pressens l’échec.
– Comme toujours.
La baudruche s’est passablement dégonflée. Le gamin la récupère, porte la valve à sa bouche, enfle ses joues avec des airs de Cupidon, et il souffle prodigieusement. Mais en vain. Il s’assoie sur le rebord de sa fenêtre et regarde autour de lui.
Deux adultes évoluent derrière une large baie, dans un vaste bureau, de l’autre côté de la rue. Ils ont à cette distance des gestes bizarres et qu’il est parfois difficile de bien interpréter.
Ils s’écartent l’un de l’autre précipitamment et se déplacent dans la pièce le plus souvent en sens inverse.
L’homme a un mouvement de la main, la femme se rapproche, mais aussitôt ils s’éloignent en même temps l’un de l’autre.
La femme tourne le dos. L’homme s’observe dans le miroir au-dessus d’une cheminée. Il se lisse les cheveux.
La femme quitte la pièce. L’homme s’accoude sur le manteau de la cheminée et enfouit son visage dans son bras. Il tape par ailleurs du poing sur le miroir.
[à suivre]