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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Sophie Cuvelier

 

Il faisait à peu près 21 °, le temps est clair, le vent sans force. Eva n’est pas sortie de la jour­née du lendemain.

 

Vous n’osez plus quitter votre table des Antonins. À midi vous avez commandé un sandwich jam­bon/cornichons à Karim. À quatre heures un quatre-heures. Vous avez large­ment le temps de réflé­chir, ce qui n’est ja­mais très recom­mandé.

 

N’être pas très attaché à soi-même est souvent se deman­der pourquoi être. C’est vrai ça. Pourquoi n’avoir pas été Fink ou le fac­teur antillais ? Il est vrai, vous seriez mort défé­nestré ou se­riez amou­reux d’une mouche. Pour­quoi s’être obstiné ? Pour quel avan­tage ? Ce poste de chasseur à vie derrière l’écran d’une haie de ro­seaux, sans même un fu­sil, à l’affût de l’oiseau multico­lore qu’a levé votre mélan­colie ?

Peut-être êtes-vous dé­primé ?

 

N’avoir pas su faire autre­ment qu’être qui on est est le sort commun. Voilà une idée qui vous réconforte : ne pas différer sensible­ment des ha­bi­tants de la ville. Sva, que vous voyez descendre de taxi devant le square, n’a pu être autre­ment que journaliste, le pauvre. À re­com­mence­r sa vie dans les mêmes conditions historiques et sociologiques il serait journaliste.

– C’est ton fichu destin, lui dites-vous alors qu’il s’approche.

– M’asseoir à ta table ? Pas vraiment. J’ai mieux à faire, d’habitude.

 

Comme toujours vous peinez à comprendre le filet de voix qui sourd de la gorge martyrisée par le cancer. On s’attroupe déjà – quelques clients se sont levés pour saluer le ré­dacteur en chef du Midi libre, et demeurent de­bout, in­cer­tains s’ils ne peuvent s’asseoir en sa compagnie auprès de vous. Il leur sourit aima­blement, les pau­pières à demi closes. Vous attendez patiemment que votre vieil ami en vienne aux faits.

 

Sva – contraction improbable de Serge-Valentin Annie – est laid à faire peur et il n’y a que sa séduction pour égaler sa laideur : une insistance douce exprimée avec élé­gance ne per­met pas de distinguer ce qu’a d’intrusif son approche. Il a le nez camard, très gros, la bouche trop large, le menton en galoche et le front puissant. Un corps de nabot, et pourtant voûté, il s’habille avec goût – il aurait pu être un masque de théâtre, celui du traitre, si tout n’avait été vrai. Ce vilain cra­paud est un prince charmant. Sva est intelligent, extrême­ment cultivé, on craque pour cette in­telligence raf­finée – en­coconné dans une si suave délectation : il passe ses proies par le fil de sa culture.

 

Vous avez fait de la place, assez peu, et Sva demeure à marmonner à votre côté. Dès le début de sa carrière il a fait en sorte qu’on se penche vers lui pour entendre ce qu’il murmurait, cette at­tention prêtant à ses propos plus d’importance qu’ils n’en avaient. Quand il se taisait, son in­terlocuteur se redres­sait soudain, très surpris d’avoir été si attentif, comme en­voûté, et sans en trouver la raison – comme ont dû s’étonner ceux et celles (il est bi) qui se sont retrouvés dans son lit au petit matin. Cette habileté pour pencher avec lui ses proies sur sa conversation, ses informa­tions ou sa di­gestion est une des clés de son succès – un bon départ, en tout cas. Une inti­mité s’est créée, tout est possible. C’était au­trefois. Il n’est aujourd’hui plus grand-monde pour se courber sur cette lie de voix. Rien n’excite moins qu’une mau­vaise santé. Des excès en tout genre lui ont valu un grand nombre de maladies, survenues avec une extrême ra­pidité – une sorte de hâte qui l’a considérablement dimi­nué. Des suites d’une opération à la gorge il ne parle plus qu’à voix très basse et cette fois pour de bon : une infirmité que certains de ses ennemis tie­nnent pour la jus­tice de Dieu.

 

De temps à autre vous vous penchez mais vous re­dressez assez vite par un effet de bascule inverse, rien que vous ne sachiez déjà au sujet des événe­ments de la ville n’ayant été formulé. Une dame tire de son sac à provision une liste de courses et demande un autographe. Le journaliste accepte avec une bien­veillance appuyée. Pendant qu’il gargouille, vous faites cra­quer minu­tieu­sement la moindre des articula­tions à vos doigts. Le geste exaspère. Sva n’en tient aucun compte. Il ne vous a pas regardé une seule fois. Il considère comme acquise votre atten­tion. Le vieux Bonaventure sort du 14 sans avoir au bras celle qu’il appelle « Maman », son épouse. Il se ren­d comme chaque soir au bar du Prolétariat qui a ouvert sa cour in­térieure pour le prin­temps. Sva se ré­tracte à cette vue et son visage se grise un peu plus.

 

– Qu’est-ce que tu as ?

– J’ai du nez…

– En effet.

– La ville est comme un chien malade. Elle sent. Tu sais que je suis…

– Plus fort !

– Tu le sais, je suis la mémoire de la ville.

– Tu es surtout la plus grande pipelette qu’elle ait ja­mais enfantée.

– Bref, je sais tout sur tout.

 

Le journaliste en vient à ce qui est sans doute l’objet réel de sa visite. Il se tait comme s’il reprenait sa res­piration et, comme toujours sous influence, vous retenez la vôtre avec lui. Vous vous attendez au pire.

– Je sais pour la main. 

Il n’en dit pas plus, l’air sinistre.

 

[à suivre]

 

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