Monsieur Hortense – 23
Il faisait à peu près 21 °, le temps est clair, le vent sans force. Eva n’est pas sortie de la journée du lendemain.
Vous n’osez plus quitter votre table des Antonins. À midi vous avez commandé un sandwich jambon/cornichons à Karim. À quatre heures un quatre-heures. Vous avez largement le temps de réfléchir, ce qui n’est jamais très recommandé.
N’être pas très attaché à soi-même est souvent se demander pourquoi être. C’est vrai ça. Pourquoi n’avoir pas été Fink ou le facteur antillais ? Il est vrai, vous seriez mort défénestré ou seriez amoureux d’une mouche. Pourquoi s’être obstiné ? Pour quel avantage ? Ce poste de chasseur à vie derrière l’écran d’une haie de roseaux, sans même un fusil, à l’affût de l’oiseau multicolore qu’a levé votre mélancolie ?
Peut-être êtes-vous déprimé ?
N’avoir pas su faire autrement qu’être qui on est est le sort commun. Voilà une idée qui vous réconforte : ne pas différer sensiblement des habitants de la ville. Sva, que vous voyez descendre de taxi devant le square, n’a pu être autrement que journaliste, le pauvre. À recommencer sa vie dans les mêmes conditions historiques et sociologiques il serait journaliste.
– C’est ton fichu destin, lui dites-vous alors qu’il s’approche.
– M’asseoir à ta table ? Pas vraiment. J’ai mieux à faire, d’habitude.
Comme toujours vous peinez à comprendre le filet de voix qui sourd de la gorge martyrisée par le cancer. On s’attroupe déjà – quelques clients se sont levés pour saluer le rédacteur en chef du Midi libre, et demeurent debout, incertains s’ils ne peuvent s’asseoir en sa compagnie auprès de vous. Il leur sourit aimablement, les paupières à demi closes. Vous attendez patiemment que votre vieil ami en vienne aux faits.
Sva – contraction improbable de Serge-Valentin Annie – est laid à faire peur et il n’y a que sa séduction pour égaler sa laideur : une insistance douce exprimée avec élégance ne permet pas de distinguer ce qu’a d’intrusif son approche. Il a le nez camard, très gros, la bouche trop large, le menton en galoche et le front puissant. Un corps de nabot, et pourtant voûté, il s’habille avec goût – il aurait pu être un masque de théâtre, celui du traitre, si tout n’avait été vrai. Ce vilain crapaud est un prince charmant. Sva est intelligent, extrêmement cultivé, on craque pour cette intelligence raffinée – encoconné dans une si suave délectation : il passe ses proies par le fil de sa culture.
Vous avez fait de la place, assez peu, et Sva demeure à marmonner à votre côté. Dès le début de sa carrière il a fait en sorte qu’on se penche vers lui pour entendre ce qu’il murmurait, cette attention prêtant à ses propos plus d’importance qu’ils n’en avaient. Quand il se taisait, son interlocuteur se redressait soudain, très surpris d’avoir été si attentif, comme envoûté, et sans en trouver la raison – comme ont dû s’étonner ceux et celles (il est bi) qui se sont retrouvés dans son lit au petit matin. Cette habileté pour pencher avec lui ses proies sur sa conversation, ses informations ou sa digestion est une des clés de son succès – un bon départ, en tout cas. Une intimité s’est créée, tout est possible. C’était autrefois. Il n’est aujourd’hui plus grand-monde pour se courber sur cette lie de voix. Rien n’excite moins qu’une mauvaise santé. Des excès en tout genre lui ont valu un grand nombre de maladies, survenues avec une extrême rapidité – une sorte de hâte qui l’a considérablement diminué. Des suites d’une opération à la gorge il ne parle plus qu’à voix très basse et cette fois pour de bon : une infirmité que certains de ses ennemis tiennent pour la justice de Dieu.
De temps à autre vous vous penchez mais vous redressez assez vite par un effet de bascule inverse, rien que vous ne sachiez déjà au sujet des événements de la ville n’ayant été formulé. Une dame tire de son sac à provision une liste de courses et demande un autographe. Le journaliste accepte avec une bienveillance appuyée. Pendant qu’il gargouille, vous faites craquer minutieusement la moindre des articulations à vos doigts. Le geste exaspère. Sva n’en tient aucun compte. Il ne vous a pas regardé une seule fois. Il considère comme acquise votre attention. Le vieux Bonaventure sort du 14 sans avoir au bras celle qu’il appelle « Maman », son épouse. Il se rend comme chaque soir au bar du Prolétariat qui a ouvert sa cour intérieure pour le printemps. Sva se rétracte à cette vue et son visage se grise un peu plus.
– Qu’est-ce que tu as ?
– J’ai du nez…
– En effet.
– La ville est comme un chien malade. Elle sent. Tu sais que je suis…
– Plus fort !
– Tu le sais, je suis la mémoire de la ville.
– Tu es surtout la plus grande pipelette qu’elle ait jamais enfantée.
– Bref, je sais tout sur tout.
Le journaliste en vient à ce qui est sans doute l’objet réel de sa visite. Il se tait comme s’il reprenait sa respiration et, comme toujours sous influence, vous retenez la vôtre avec lui. Vous vous attendez au pire.
– Je sais pour la main.
Il n’en dit pas plus, l’air sinistre.
[à suivre]