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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Michel Rouquette

 

La définition du psychotique que donnait Alain Sana, psychiatre, aux actualités de 20 h. chez le beau Jeannot, re­tient votre intérêt. Vous estimez qu’elle va à bien des per­sonnes – du monde politique à l’art. Le malade se concentre sur un projet qu’il im­posera, ex­clut tout le reste, vit seul, un traumatisme a changé sa per­ception du monde, il es­saie avec obstination de retrouver l’équilibre perdu et de rendre à nou­veau ce monde intelli­gible et, s’il doit y sacrifier des gens, il le fera mais, comme il veut tout contrôler et n’improvise ja­mais, la moindre sur­prise le bouleverse et ses plans s’effondrent.

 

Ce soir-là, dernier client de la brasse­rie, vous ne vous sentez pas con­cerné. Un pe­tit tic ap­paraît au coin des lèvres du beau Jeannot qui patiente de moins en moins. Cette des­cription convient en revanche au rédacteur en chef du Midi Libre. Il y a dans cette énigmatique allusion à une main, une in­tention ou un sous-entendu, comme toujours, qui ne s’éclaircira que par la suite et souvent trop tard. Sva – ayant toujours les bonnes in­formations – détenait ainsi un temps d’avance qui donnait l’illusion qu’il maî­trisait toutes les si­tua­tions.

 

Le tic de Jeannot frissonne et parcourt avec vélocité, comme une crête de vague, la face du pa­tron où il se crispe à la commis­sure des lèvres.

 

Vous sortez précipitamment pour revenir vous asseoir sur votre banc dans le square Antonin. Une étrange blancheur règne sur les lieux. Les poings serrés sur vos tempes, vous n’y accordez pas d’attention et réfléchissez mais ne savez pas bien à quoi. La statue de l’empereur est décou­pée par la lumière lu­naire. L’ombre auguste étend son salut jusqu’à vos pieds.

 

Rien n’autorise à remarquer plus que d’ordinaire un homme en costume de nylon gris qui arri­ve au square, son attaché-case à la main, si ce n’est sa bonne humeur. Vous êtes pour­tant plus attentif. Vous avez reconnu Vincent Lambert, caissier principal à la Poste, qui habite au 14, der­nier étage, et toute per­sonne qui ha­bite au 14 vous concerne. Du moins est-il censé en être locataire, mais vous ne l’avez plus vu de longtemps ; l’homme n’ayant rien d’inoubliable, vous l’auriez sans doute oublié si vous aviez pu ou­blier quoi que ce soit.

 

Mais le voilà extraordinairement changé. C’est qu’il a déménagé. Lambert est un autre.  Lambert balan­ce sa petite ser­viette avec gaité. Son pas pourrait être qua­lifié de sautil­lant. Il le ralentit au bout du trottoir où est la sortie d’égout. Il se penche, soulève la plaque sans trop d’effort, descend l’échelle de fer en sif­flotant, sa serviette sous le bras, rabat la plaque sur sa tête et vous n’entendez plus qu’à peine le sif­flote­ment qui bien­tôt s’estompe.

 

– Il a une drôle de façon de rentrer chez lui, fait observer quelqu’un.

– C’est en effet remarquable.

– Ha ha. Moi, jamais personne ne me remarque.

Vous vous apercevez enfin qu’un sdf est assis sur le banc à vos côtés. On se salue. Vous n’avez rien de mieux à vous dire et l’admettez volontiers. Le clochard regarde la lune. Vous méditez.

 

Par­fois, promenant la nuit en été par les rues, vous enten­dez une vague rumeur sous vos pas et cet effet de so­norité sourde tient à la présence des canaux souter­rains qu’irrigue la source de la Fontaine : les flots que les ingé­nieurs ont en­sevelis sous des voûtes de béton. La ville est une Venise clan­des­tine. Ces eaux noires cou­lant sous les mai­sons et les temples ro­mains par­lent un langage ancien qui date des dieux païens de la vieille cité. Et qu’il vaut mieux ne pas com­prendre.

 

Vincent Lambert doit mener une vie heureuse ­sous la ville, muni de son attaché-case et d’une lampe torche traver­sant les bassins de rétention et les réser­voirs d’un pas qui se multiplie d’échos. Il débloque faci­lement les grilles que la rouille a fragilisées. Le faisceau de sa lampe appro­fon­dit les galeries et frôle les arches des ponts souter­rains. Le comp­table se glisse dans les dispositifs de venti­lation, flotte par les canaux sur une vieille barque qu’il a retapée, se repose dans les chambres d’un antique moulin.

 

Le sdf, entretemps, ne s’est pas plus attardé. Peut-être le comportement du comptable lui a-t-il donné une idée : il y aurait donc une sortie possible de la société ? Vous finissez par vous étonner de la pâleur inaccoutumée du square et fris­sonnez malgré la douceur de l’air. Qui se voit vieillir ? On dit que la che­velure peut blan­chir en une nuit. Cette vision en accéléré nous dit comme on n’est pas préparé au grand âge. Cette nuit-là les chênes-lièges du square Antonin sont deux vieillards cassés – leur pauvre tête vé­gétale toute blanche.

Des chênes blancs ?

 

Le feuillage brille comme s’il avait plu. Vous vous en ap­pro­chez, le tou­chez et retirez des doigts cou­verts de peinture. De l’acrylique assez ordinaire. Un artiste – réalisant une per­formance digne de Christo – voulait-il re­toucher le square à sa conve­nance ? Vous vous essuyez avec un klee­nex que vous allez jeter dans une cor­beille de la voirie. Vous vous souve­nez du der­nier échange avec Sva. Ce fos­sile n’a pas eu tort et confirme vos propres impressions. Quelque chose de spécial rôde dans l’atmosphère de la ville ces derniers temps.

 

Vous êtes de plus en plus mal à l’aise. Vous comprenez bientôt pourquoi : vous n’avez pas l’habitude d’entendre battre votre cœur. Un buis­son ex­plose dans le si­lence où bat ce cœur. Une forme sombre traverse en oblique la place. Un san­glier. La charge déga­ge un souffle de cata­pulte qui émiette une foule de feuil­les.

 

Vous entendez s’élever au loin un concert désaccordé d’aboiements de chiens. La meute ac­cou­rt dans la rue de l’Agau. Un groupe de chasseurs suit à la course en silence. Le cuir noir des équi­pements et la lame des piques luisent sous la lune. La battue re­monte le long du canal de la Fon­taine der­rière une forme obscure et mouillée de bave.

 

La ville paraît longtemps en état de choc : plus aucun vé­hicule pour passer, aucun piéton, au­cune présence aux fe­nêtres éteintes. Vous ne courez pas particulièrement en ren­trant chez vous mais vous avez l’impression de courir. Vous êtes même essoufflé.

 

Vous ne recouvrez pas la paix devant votre poste de télé­vi­sion. Cette présence est tout à coup suspecte. Elle ne vous ressemble pas. Pourquoi avoir acheté cet ins­trument ména­ger ? Etes-vous à votre tour victime des troubles qui pertur­bent la vieille cité romaine ? Agité de comportements qui n’ont pas de sens ? Allez-vous une de ces nuits vous joindre à la chasse ?

 

Vous vous apercevez n’avoir pas quitté l’écran des yeux. Ces images qui bougent ont un at­trait hypnotique. Vous zap­pez. L’affreux petit blondinet interpose son sourire dé­vot et sa gaieté sus­pecte entre le télés­pecta­teur et les mer­veilles du temple d’Angkor. Vous zappez. Dans la journée, on a marié deux hommes entre des publicités sur Itélé. Ils sourient niai­se­ment, très con­tents, un peu rou­geauds. Vous zappez. Za­pez. Zapez.

 

La lune illumine le nain de jardin posé sur le rebord de la fenêtre.

 

 

[à suivre]

 

 

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