Monsieur Hortense – 24
La définition du psychotique que donnait Alain Sana, psychiatre, aux actualités de 20 h. chez le beau Jeannot, retient votre intérêt. Vous estimez qu’elle va à bien des personnes – du monde politique à l’art. Le malade se concentre sur un projet qu’il imposera, exclut tout le reste, vit seul, un traumatisme a changé sa perception du monde, il essaie avec obstination de retrouver l’équilibre perdu et de rendre à nouveau ce monde intelligible et, s’il doit y sacrifier des gens, il le fera mais, comme il veut tout contrôler et n’improvise jamais, la moindre surprise le bouleverse et ses plans s’effondrent.
Ce soir-là, dernier client de la brasserie, vous ne vous sentez pas concerné. Un petit tic apparaît au coin des lèvres du beau Jeannot qui patiente de moins en moins. Cette description convient en revanche au rédacteur en chef du Midi Libre. Il y a dans cette énigmatique allusion à une main, une intention ou un sous-entendu, comme toujours, qui ne s’éclaircira que par la suite et souvent trop tard. Sva – ayant toujours les bonnes informations – détenait ainsi un temps d’avance qui donnait l’illusion qu’il maîtrisait toutes les situations.
Le tic de Jeannot frissonne et parcourt avec vélocité, comme une crête de vague, la face du patron où il se crispe à la commissure des lèvres.
Vous sortez précipitamment pour revenir vous asseoir sur votre banc dans le square Antonin. Une étrange blancheur règne sur les lieux. Les poings serrés sur vos tempes, vous n’y accordez pas d’attention et réfléchissez mais ne savez pas bien à quoi. La statue de l’empereur est découpée par la lumière lunaire. L’ombre auguste étend son salut jusqu’à vos pieds.
Rien n’autorise à remarquer plus que d’ordinaire un homme en costume de nylon gris qui arrive au square, son attaché-case à la main, si ce n’est sa bonne humeur. Vous êtes pourtant plus attentif. Vous avez reconnu Vincent Lambert, caissier principal à la Poste, qui habite au 14, dernier étage, et toute personne qui habite au 14 vous concerne. Du moins est-il censé en être locataire, mais vous ne l’avez plus vu de longtemps ; l’homme n’ayant rien d’inoubliable, vous l’auriez sans doute oublié si vous aviez pu oublier quoi que ce soit.
Mais le voilà extraordinairement changé. C’est qu’il a déménagé. Lambert est un autre. Lambert balance sa petite serviette avec gaité. Son pas pourrait être qualifié de sautillant. Il le ralentit au bout du trottoir où est la sortie d’égout. Il se penche, soulève la plaque sans trop d’effort, descend l’échelle de fer en sifflotant, sa serviette sous le bras, rabat la plaque sur sa tête et vous n’entendez plus qu’à peine le sifflotement qui bientôt s’estompe.
– Il a une drôle de façon de rentrer chez lui, fait observer quelqu’un.
– C’est en effet remarquable.
– Ha ha. Moi, jamais personne ne me remarque.
Vous vous apercevez enfin qu’un sdf est assis sur le banc à vos côtés. On se salue. Vous n’avez rien de mieux à vous dire et l’admettez volontiers. Le clochard regarde la lune. Vous méditez.
Parfois, promenant la nuit en été par les rues, vous entendez une vague rumeur sous vos pas et cet effet de sonorité sourde tient à la présence des canaux souterrains qu’irrigue la source de la Fontaine : les flots que les ingénieurs ont ensevelis sous des voûtes de béton. La ville est une Venise clandestine. Ces eaux noires coulant sous les maisons et les temples romains parlent un langage ancien qui date des dieux païens de la vieille cité. Et qu’il vaut mieux ne pas comprendre.
Vincent Lambert doit mener une vie heureuse sous la ville, muni de son attaché-case et d’une lampe torche traversant les bassins de rétention et les réservoirs d’un pas qui se multiplie d’échos. Il débloque facilement les grilles que la rouille a fragilisées. Le faisceau de sa lampe approfondit les galeries et frôle les arches des ponts souterrains. Le comptable se glisse dans les dispositifs de ventilation, flotte par les canaux sur une vieille barque qu’il a retapée, se repose dans les chambres d’un antique moulin.
Le sdf, entretemps, ne s’est pas plus attardé. Peut-être le comportement du comptable lui a-t-il donné une idée : il y aurait donc une sortie possible de la société ? Vous finissez par vous étonner de la pâleur inaccoutumée du square et frissonnez malgré la douceur de l’air. Qui se voit vieillir ? On dit que la chevelure peut blanchir en une nuit. Cette vision en accéléré nous dit comme on n’est pas préparé au grand âge. Cette nuit-là les chênes-lièges du square Antonin sont deux vieillards cassés – leur pauvre tête végétale toute blanche.
Des chênes blancs ?
Le feuillage brille comme s’il avait plu. Vous vous en approchez, le touchez et retirez des doigts couverts de peinture. De l’acrylique assez ordinaire. Un artiste – réalisant une performance digne de Christo – voulait-il retoucher le square à sa convenance ? Vous vous essuyez avec un kleenex que vous allez jeter dans une corbeille de la voirie. Vous vous souvenez du dernier échange avec Sva. Ce fossile n’a pas eu tort et confirme vos propres impressions. Quelque chose de spécial rôde dans l’atmosphère de la ville ces derniers temps.
Vous êtes de plus en plus mal à l’aise. Vous comprenez bientôt pourquoi : vous n’avez pas l’habitude d’entendre battre votre cœur. Un buisson explose dans le silence où bat ce cœur. Une forme sombre traverse en oblique la place. Un sanglier. La charge dégage un souffle de catapulte qui émiette une foule de feuilles.
Vous entendez s’élever au loin un concert désaccordé d’aboiements de chiens. La meute accourt dans la rue de l’Agau. Un groupe de chasseurs suit à la course en silence. Le cuir noir des équipements et la lame des piques luisent sous la lune. La battue remonte le long du canal de la Fontaine derrière une forme obscure et mouillée de bave.
La ville paraît longtemps en état de choc : plus aucun véhicule pour passer, aucun piéton, aucune présence aux fenêtres éteintes. Vous ne courez pas particulièrement en rentrant chez vous mais vous avez l’impression de courir. Vous êtes même essoufflé.
Vous ne recouvrez pas la paix devant votre poste de télévision. Cette présence est tout à coup suspecte. Elle ne vous ressemble pas. Pourquoi avoir acheté cet instrument ménager ? Etes-vous à votre tour victime des troubles qui perturbent la vieille cité romaine ? Agité de comportements qui n’ont pas de sens ? Allez-vous une de ces nuits vous joindre à la chasse ?
Vous vous apercevez n’avoir pas quitté l’écran des yeux. Ces images qui bougent ont un attrait hypnotique. Vous zappez. L’affreux petit blondinet interpose son sourire dévot et sa gaieté suspecte entre le téléspectateur et les merveilles du temple d’Angkor. Vous zappez. Dans la journée, on a marié deux hommes entre des publicités sur Itélé. Ils sourient niaisement, très contents, un peu rougeauds. Vous zappez. Zapez. Zapez.
La lune illumine le nain de jardin posé sur le rebord de la fenêtre.
[à suivre]