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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Von Dogen

 

Vous êtes généralement assez distrait. Cette propension ne vous a pas fait que des amis : cer­tains ne peuvent par­donner qu’on ne les écoute pas. Vous n’y pouvez rien. Vous le de­vez à votre hy­permné­sie.

 

 

Il est peu de personnes qui ne soient sensibles à la pré­sence périphérique d’autrui – même hors du champ de vi­sion. D’une façon diffuse elle oriente leur comportement autant qu’elle les rassure sur leur propre existence qui serait autrement incertaine : ne se­rait-ce que redres­ser le dos, ainsi que maman l’a au­trefois recom­mandé, ou obtenir d’un mou­vement de la main pour soule­ver sa tasse de café un tour plus distin­gué – rappelle à soi-même. Vous n’en faites pas partie. On pourrait vous croire indifférent à l’existence de votre interlocuteur. Et donc injustifié.

 

 

Etre en quelque sorte bien trop ab­sorbé dans la mémori­sation de ce qui se passe est déjà être ins­crit hors du temps – si bien qu’il est trop tard pour modi­fier quoi que ce soit dans votre comporte­ment sur la pelli­cule temporelle. Vous vous dé­roulez – vous vivez – lé­gè­rement en re­trait de vos ac­tions.

 

 

Il vous faut régulièrement – de fait, en permanence – rembobiner pour n’être pas dé­passé par ce qui est vécu – opéra­tion de montage menée en secret, quel que soit votre vis-à-vis. D’où vos accès de dis­trac­tions catastrophiques. Et quelques ennuis avec les sus­cep­tibles.

 

 

Une nature moins discrète n’aurait cessé de parler pour ne pas se perdre, dévidant à haute voix le fil des événements récents et leurs rac­cords avec des souvenirs lointains – observa­tions, déduc­tions, toute une vie mise à plat, expliquée, commentée : une occupation assez partagée dans cette ville, le soliloque, de l’épicière du coin à Bartholomé, et qui serait dans votre cas une forme d’hygiène tout à fait pardonnable quoiqu’un peu lassante pour l’interlocuteur. Vous n’avez pas cette santé-là.

 

 

Vous y réfléchissez au fond de votre tonneau par une belle journée au ciel d’un bleu sans pareil. Vers midi vous mangez un sandwich à la mortadelle acheté chez un traiteur des Halles. Vous avez placé une bouteille d’eau miné­rale entre vos cuisses et bu donc de l’eau mi­nérale. De nouveaux ob­jets ont été jetés dans le terrain vague depuis votre der­nière veille : une porte-fe­nêtre brisée, un réfrigérateur, une cuisi­nière à gaz, un vélo sans roues, des pneus. Vous vous êtes dé­cidé enfin – trop in­quiet – à sortir de votre ca­chette, non sans regarder soigneuse­ment autour de vous, et vous êtes allé ouvrir la lourde porte du réfrigéra­teur.

Vous crai­gniez d’y trou­ver un enfant mort.

 

 

Il n’y a sur les rayon­nages qu’un bocal de corni­chons à peu près vide. Un peu d’eau verdâtre et des grains de coriandre.

 

 

La mé­saven­ture vous est arrivée quand vous étiez petit – un séjour d’une nuit dans un froid polaire et la psy­chologue a es­timé que le rhume s’en irait mais que ce trauma­tisme vous resterait. En fait, le ré­frigérateur avait été débran­ché et re­misé dans la cave d’une de vos familles d’accueil. Vous avez eu le tort de vous y cacher pour votre fugue : la porte ne s’ouvrait pas de l’intérieur, étrangement. Vous vous souve­nez de chaque se­conde de cette ré­clusion. Elle a changé votre per­ception de la vie. Vous n’avez jamais eu aussi froid. Vous avez eu à jamais le point de vue du ré­frigérateur.

Où que vous soyez vous ouvrez les portes des réfrigérateurs.

 

 

Depuis peu, avec la chaleur qui montait, l’odeur du gou­dron entre la palissade et l’immeuble d’en face se faisait plus sensible que le parfum de l’herbe et de la terre dans le terrain vague. Une ombre passe dans la verrière de l’atelier. Revenu dans le tonneau, vous vous remé­morez Eva. Comme vous n’allez pas vers elle avec des idées préconçues – ne l’aimez pas, ne la désirez pas, ne la trouvez pas belle – il n’est rien, ni son corps menu, ni son visage rieur, ni ses jolies ma­nières, qui soit un obs­tacle entre elle et une imagination fallacieuse : dès lors chaque rencontre est une surprise joyeuse. Dès lors vous pou­vez l’aimer, la désirer, la trouver belle à chaque fois que vous la retrouvez. À la condition – digne d’un conte de fées cruel – de n’en rien dire, car des propos amou­reux, in­discrets, admi­ratifs auraient à leur tour créé un écran opaque entre vous deux. Eva au­rait été moins nue.

 

 

Le point de vue du ré­frigérateur, sans doute.

 

 

Vous aviez poursuivi votre conversa­tion dite – dans le se­cret de votre cœur – entretien du bal­con avec pluie sur la ville : elle vous en a appris beaucoup plus sur le syn­drome de Le­rikjson. Il sem­blait que des moments de sa vie ne lui appar­tenaient pas. Elle ne s’y reconnaissait plus.

– Ce n’est pas bien difficile, lui avez-vous dit pour l’apaiser. Vous passez la plupart du temps dans votre atelier et vous rentrez vous coucher.

– C’est ce que je crois.

– C’est ce que je vous confirme.

 

 

Elle doutait encore et vous étonne de ce doute, ne l’auriez pas crue si étrange et vous plaisez à ces idées luna­tiques. Vous es­pérez seulement qu’elle ne soit pas un peu trop ma­lade.

– C’est pourquoi je vous ai engagé.

– Engagé !

– Je voulais que vous veilliez sur moi pendant mes absences – et surtout que vous me disiez ce que je fais ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je peux faire quand je ne suis pas là !

 

 

Vous regardiez ensemble avec une extrême attention la pluie se déverser du balcon en cascade.

 

 

– Je m’explique sans doute mal.

– Pas du tout. Je crois comprendre.

 

 

Qui mieux que vous le pouvait ? Vous passez votre vie en suspens à vous assurer d’avoir bien vécu ce que vous vivez. Vous avez en­core un peu parlé avec Eva ce jour-là sous le balcon, parfois vous tutoyant par inadvertance. Cer­tains pas­sages du tutoiement au vouvoiement (ce ba­lan­cier) sont caractéristiques d’une émo­tion mu­tuelle et vous leur trouvez de l’attrait : une conversation plus in­time sous l’échange ap­parent.

 

 

– J’ai des absences qui peuvent durer quelques minutes ... parfois beaucoup plus !

Ses sourcils se fronçaient jo­liment quand Eva réfléchis­sait.

– Je vis une autre vie avec une préci­sion et des détails hyperréalistes. J’en sors toute étourdie et si je me re­trouve Eva, il m’arrive de me dire qu’un jour ce ne sera plus le cas.

– Je ne suis jamais sûr moi-même de me retrouver au ré­veil. Et d’ailleurs, est-ce bien moi que je retrouve ?

 

 

Vous avez laissé passer ce moment délicat dans un silence recueilli que favorisait le bruit monotone de la pluie. Vous ne devez pas entretenir sa hantise. Vous craignez un drame. Vous crai­gnez surtout de la perdre – ou plutôt de perdre votre situa­tion officielle au­près d’elle.

– Je veillerai à vous rappeler qui vous êtes.

 

 

Mais qu’en savez-vous ? Qui est Eva ? Sa vie d’artiste – dont vous êtes pourtant le témoin – pou­vait n’être qu’une de ses hallucinations. Peut-être est-elle assistante sociale ou secré­taire à la mairie et l’art n’être qu’une vision heureuse au cours de son long travail ennuyeux. Et vous-même vous auriez partagé ce mirage ? … Il ne vous déplaisait pas d’être une hallucination d’Eva – extrêmement circonstanciée. N’est-on pas tous des fictions plus ou moins réussies ?

 

– Je vous ai écoutée sur FR3. Votre mère était une me­neuse de revue ?

– Jamais de la vie !

– Et votre père inconnu ?

– Ça, il me semble.

Elle s’exprimait d’une façon étonnamment basse et peu sûre pour l’occasion.

– Alors, je suis passée à la télévision ?

– Vous ne vous rappelez plus ?

 

 

Elle vous a regardé comme si elle ne se souvenait même plus de vous. Ainsi avez-vous – avec d’autres dans la ville – re­gardé une Eva interviewée qui n’était plus Eva sans même que vous vous en rendiez compte. Une voiture pie arriva sous l’averse. Vous avez vu der­rière la vitre latérale trempée le vi­sage sans ex­pres­sion de l’inspecteur Fink tourné vers la jeune artiste qui s’éloignait.

 

[à suivre]

 

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