Monsieur Hortense – 25
Vous êtes généralement assez distrait. Cette propension ne vous a pas fait que des amis : certains ne peuvent pardonner qu’on ne les écoute pas. Vous n’y pouvez rien. Vous le devez à votre hypermnésie.
Il est peu de personnes qui ne soient sensibles à la présence périphérique d’autrui – même hors du champ de vision. D’une façon diffuse elle oriente leur comportement autant qu’elle les rassure sur leur propre existence qui serait autrement incertaine : ne serait-ce que redresser le dos, ainsi que maman l’a autrefois recommandé, ou obtenir d’un mouvement de la main pour soulever sa tasse de café un tour plus distingué – rappelle à soi-même. Vous n’en faites pas partie. On pourrait vous croire indifférent à l’existence de votre interlocuteur. Et donc injustifié.
Etre en quelque sorte bien trop absorbé dans la mémorisation de ce qui se passe est déjà être inscrit hors du temps – si bien qu’il est trop tard pour modifier quoi que ce soit dans votre comportement sur la pellicule temporelle. Vous vous déroulez – vous vivez – légèrement en retrait de vos actions.
Il vous faut régulièrement – de fait, en permanence – rembobiner pour n’être pas dépassé par ce qui est vécu – opération de montage menée en secret, quel que soit votre vis-à-vis. D’où vos accès de distractions catastrophiques. Et quelques ennuis avec les susceptibles.
Une nature moins discrète n’aurait cessé de parler pour ne pas se perdre, dévidant à haute voix le fil des événements récents et leurs raccords avec des souvenirs lointains – observations, déductions, toute une vie mise à plat, expliquée, commentée : une occupation assez partagée dans cette ville, le soliloque, de l’épicière du coin à Bartholomé, et qui serait dans votre cas une forme d’hygiène tout à fait pardonnable quoiqu’un peu lassante pour l’interlocuteur. Vous n’avez pas cette santé-là.
Vous y réfléchissez au fond de votre tonneau par une belle journée au ciel d’un bleu sans pareil. Vers midi vous mangez un sandwich à la mortadelle acheté chez un traiteur des Halles. Vous avez placé une bouteille d’eau minérale entre vos cuisses et bu donc de l’eau minérale. De nouveaux objets ont été jetés dans le terrain vague depuis votre dernière veille : une porte-fenêtre brisée, un réfrigérateur, une cuisinière à gaz, un vélo sans roues, des pneus. Vous vous êtes décidé enfin – trop inquiet – à sortir de votre cachette, non sans regarder soigneusement autour de vous, et vous êtes allé ouvrir la lourde porte du réfrigérateur.
Vous craigniez d’y trouver un enfant mort.
Il n’y a sur les rayonnages qu’un bocal de cornichons à peu près vide. Un peu d’eau verdâtre et des grains de coriandre.
La mésaventure vous est arrivée quand vous étiez petit – un séjour d’une nuit dans un froid polaire et la psychologue a estimé que le rhume s’en irait mais que ce traumatisme vous resterait. En fait, le réfrigérateur avait été débranché et remisé dans la cave d’une de vos familles d’accueil. Vous avez eu le tort de vous y cacher pour votre fugue : la porte ne s’ouvrait pas de l’intérieur, étrangement. Vous vous souvenez de chaque seconde de cette réclusion. Elle a changé votre perception de la vie. Vous n’avez jamais eu aussi froid. Vous avez eu à jamais le point de vue du réfrigérateur.
Où que vous soyez vous ouvrez les portes des réfrigérateurs.
Depuis peu, avec la chaleur qui montait, l’odeur du goudron entre la palissade et l’immeuble d’en face se faisait plus sensible que le parfum de l’herbe et de la terre dans le terrain vague. Une ombre passe dans la verrière de l’atelier. Revenu dans le tonneau, vous vous remémorez Eva. Comme vous n’allez pas vers elle avec des idées préconçues – ne l’aimez pas, ne la désirez pas, ne la trouvez pas belle – il n’est rien, ni son corps menu, ni son visage rieur, ni ses jolies manières, qui soit un obstacle entre elle et une imagination fallacieuse : dès lors chaque rencontre est une surprise joyeuse. Dès lors vous pouvez l’aimer, la désirer, la trouver belle à chaque fois que vous la retrouvez. À la condition – digne d’un conte de fées cruel – de n’en rien dire, car des propos amoureux, indiscrets, admiratifs auraient à leur tour créé un écran opaque entre vous deux. Eva aurait été moins nue.
Le point de vue du réfrigérateur, sans doute.
Vous aviez poursuivi votre conversation dite – dans le secret de votre cœur – entretien du balcon avec pluie sur la ville : elle vous en a appris beaucoup plus sur le syndrome de Lerikjson. Il semblait que des moments de sa vie ne lui appartenaient pas. Elle ne s’y reconnaissait plus.
– Ce n’est pas bien difficile, lui avez-vous dit pour l’apaiser. Vous passez la plupart du temps dans votre atelier et vous rentrez vous coucher.
– C’est ce que je crois.
– C’est ce que je vous confirme.
Elle doutait encore et vous étonne de ce doute, ne l’auriez pas crue si étrange et vous plaisez à ces idées lunatiques. Vous espérez seulement qu’elle ne soit pas un peu trop malade.
– C’est pourquoi je vous ai engagé.
– Engagé !
– Je voulais que vous veilliez sur moi pendant mes absences – et surtout que vous me disiez ce que je fais ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je peux faire quand je ne suis pas là !
Vous regardiez ensemble avec une extrême attention la pluie se déverser du balcon en cascade.
– Je m’explique sans doute mal.
– Pas du tout. Je crois comprendre.
Qui mieux que vous le pouvait ? Vous passez votre vie en suspens à vous assurer d’avoir bien vécu ce que vous vivez. Vous avez encore un peu parlé avec Eva ce jour-là sous le balcon, parfois vous tutoyant par inadvertance. Certains passages du tutoiement au vouvoiement (ce balancier) sont caractéristiques d’une émotion mutuelle et vous leur trouvez de l’attrait : une conversation plus intime sous l’échange apparent.
– J’ai des absences qui peuvent durer quelques minutes ... parfois beaucoup plus !
Ses sourcils se fronçaient joliment quand Eva réfléchissait.
– Je vis une autre vie avec une précision et des détails hyperréalistes. J’en sors toute étourdie et si je me retrouve Eva, il m’arrive de me dire qu’un jour ce ne sera plus le cas.
– Je ne suis jamais sûr moi-même de me retrouver au réveil. Et d’ailleurs, est-ce bien moi que je retrouve ?
Vous avez laissé passer ce moment délicat dans un silence recueilli que favorisait le bruit monotone de la pluie. Vous ne devez pas entretenir sa hantise. Vous craignez un drame. Vous craignez surtout de la perdre – ou plutôt de perdre votre situation officielle auprès d’elle.
– Je veillerai à vous rappeler qui vous êtes.
Mais qu’en savez-vous ? Qui est Eva ? Sa vie d’artiste – dont vous êtes pourtant le témoin – pouvait n’être qu’une de ses hallucinations. Peut-être est-elle assistante sociale ou secrétaire à la mairie et l’art n’être qu’une vision heureuse au cours de son long travail ennuyeux. Et vous-même vous auriez partagé ce mirage ? … Il ne vous déplaisait pas d’être une hallucination d’Eva – extrêmement circonstanciée. N’est-on pas tous des fictions plus ou moins réussies ?
– Je vous ai écoutée sur FR3. Votre mère était une meneuse de revue ?
– Jamais de la vie !
– Et votre père inconnu ?
– Ça, il me semble.
Elle s’exprimait d’une façon étonnamment basse et peu sûre pour l’occasion.
– Alors, je suis passée à la télévision ?
– Vous ne vous rappelez plus ?
Elle vous a regardé comme si elle ne se souvenait même plus de vous. Ainsi avez-vous – avec d’autres dans la ville – regardé une Eva interviewée qui n’était plus Eva sans même que vous vous en rendiez compte. Une voiture pie arriva sous l’averse. Vous avez vu derrière la vitre latérale trempée le visage sans expression de l’inspecteur Fink tourné vers la jeune artiste qui s’éloignait.
[à suivre]