Monsieur Hortense – 27
La journée du 6 juin n’eut rien de notable. Vous la passez dans votre tonneau où vous éternuez beaucoup, ayant un rhume de printemps. Cependant vous grignotez quelques cachets et le lendemain vous allez à peu près bien mais le tonneau a disparu. Vous méditez le problème, assis sur la palissade, mais ne trouvez aucune solution. Vous éternuez une dernière fois.
En revanche, vous avez la migraine jusqu’au soir où vous rentrez regarder le poste de télévision. Vous ne l’allumez pas mais le regardez. Ce que vous a dit Eva vous absorbe. Le syndrome de Lerikjson : un dégât collatéral de sa sensibilité artistique ? Des vies gigognes dans sa vie ? Un don d’empathie qui lui échappait en sorte qu’elle vivait de l’intérieur la vie des autres et qu’il n’est plus rien qui ne soit imagination et créativité ? Que vous auriez aimé être un artiste ! C’est la première fois que vous avez ce regret. On n’en finit jamais avec les regrets.
Vous voyez votre visage dans un angle de l’écran éteint. Et si, finalement, c’était là aussi de « l’art vivant » ? Si tout était de l’art vivant ?
Le week-end de la Pentecôte est important. Les vrais habitants de la ville la quittent. Pendant ce temps on danse, on chante, on se saoule, on tue des taureaux selon des règles très strictes.
Eva travailla dans son atelier et même elle y coucha.
C’est du moins ce que vous croyez sans être plus sûr de rien. S’est-elle échappée par une porte mentale pour vivre une autre vie qui n’est qu’à elle et où vous ne pouvez la suivre ? Vous vous sentez impuissant et très déprimé. Par bonheur vous retrouvez votre tonneau derrière la palissade, le roulez devant et le remettez d’aplomb. C’est une satisfaction.
Le 11 juin est le lendemain de la Feria et le trafic est considérablement réduit. A peine une ou deux autos sur les boulevards. Vous croyez vivre dans une carte postale d’avant-guerre, si ce n’est que personne n’a de chapeau, hormis Fink et Bartholomé qui discutent sur un vaste trottoir, feutre contre feutre. Ou plutôt l’inspecteur écoute, la tête penchée, un air savant sur le visage, en fait complètement perdu. Il finit par appuyer sa large main sur la maigre épaule de son vis à vis et lui dit qu’il regrette mais qu’il doit maintenant « rendre compte ». Il laisse Bartholomé stupéfait jusqu’à ce qu’une grande amertume le gagne.
Vous les avez observés depuis le banc où vous attendez la sortie d’Eva du musée de la Chapelle des Jésuites, et vous plongez le nez dans votre journal mais aucun des deux hommes ne vous remarque. Une partie du visage rafraîchie dans l’ombre et l’autre brûlant sous l’éclat du soleil, vous vous faites l’effet d’avoir la figure disjointe d’un portrait de Picasso. Vous vous sentez seul.
Le musée est au fond d’un jardin carré, entouré d’une galerie de colonnes qui rappelle le promenoir paisible d’un cloître. Vous déambulez dans les salles de l’exposition Trésors du Louvre d’un pas un peu trop vif pour un visiteur et ne vous calmez qu’à la vue d’Eva. Elle est assise sur une banquette, un genou sur l’autre, gracieuse et légère : petite tenue de printemps très simple – genre salon de la princesse de Polignac. Une composition a attiré son attention. On y voit des soldats romains descendre une colline dont les hauteurs sont ombrées de trois croix.
Vous percevez très bien la tristesse et l’abandon de Dieu qui a pu l’attarder sur cette banquette d’où elle se lève pour vous prendre le bras.
Les allées sont spacieuses et belles, les visiteurs rares, vous pouvez vous permettre cette indiscrétion. Vous parlez peu. Vous vous arrêtez scrupuleusement avec Eva devant chaque œuvre qui attire la jeune artiste, ne trouvez rien à dire de particulier mais n’en ressentez pas d’embarras. Elle-même est silencieuse. Le portrait d’un homme âgé au regard scrutateur et triste la fascine. Le visage enfoui dans une végétation obscure est vaguement familier. Vous êtes gagné par un malaise insidieux, de la même sorte qu’à l’atelier devant une peinture à moitié cachée. Eva se tient longtemps immobile, appuyée à votre épaule. À votre sortie, comme vous passez par le promenoir ombragé et qui a une douce lumière, elle vous lâche le bras.
Vous la regardez s’éloigner sous les platanes du boulevard Amiral-Courbet. Vous vous sentez partagé en deux par une épée de glace. L’amour a toujours été pour vous de l’abandon – rien que de l’abandon.
[à suivre]