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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Pizarre

 

La journée du 6 juin n’eut rien de notable. Vous la passez dans votre tonneau où vous éternuez beau­coup, ayant un rhume de printemps. Cependant vous grignotez quelques cachets et le len­demain vous allez à peu près bien mais le tonneau a disparu. Vous méditez le problème, assis sur la palis­sade, mais ne trouvez aucune solution. Vous éternuez une dernière fois.

 

 

En re­vanche, vous avez la migraine jusqu’au soir où vous rentrez regarder le poste de télévision. Vous ne l’allumez pas mais le regardez. Ce que vous a dit Eva vous absorbe. Le syndrome de Lerikjson : un dégât collatéral de sa sensibi­lité ar­tistique ? Des vies gi­gognes dans sa vie ? Un don d’empathie qui lui échappait en sorte qu’elle vivait de l’intérieur la vie des autres et qu’il n’est plus rien qui ne soit imagination et créativité ? Que vous auriez aimé être un artiste ! C’est la pre­mière fois que vous avez ce regret. On n’en finit jamais avec les regrets.

 

 

Vous voyez votre visage dans un angle de l’écran éteint. Et si, fi­nalement, c’était là aussi de « l’art vivant » ? Si tout était de l’art vivant ?

 

 

Le week-end de la Pentecôte est important. Les vrais ha­bitants de la ville la quittent. Pendant ce temps on danse, on chante, on se saoule, on tue des taureaux selon des règles très strictes.

Eva travailla dans son atelier et même elle y coucha.

 

 

C’est du moins ce que vous croyez sans être plus sûr de rien. S’est-elle échappée par une porte mentale pour vivre une autre vie qui n’est qu’à elle et où vous ne pouvez la suivre ? Vous vous sentez impuis­sant et très déprimé. Par bon­heur vous retrouvez votre tonneau derrière la palissade, le roulez de­vant et le remettez d’aplomb. C’est une satisfaction.

 

 

Le 11 juin est le lendemain de la Feria et le trafic est considéra­blement réduit. A peine une ou deux au­tos sur les boule­vards. Vous croyez vivre dans une carte postale d’avant-guerre, si ce n’est que per­sonne n’a de chapeau, hormis Fink et Bartholomé qui discutent sur un vaste trot­toir, feutre contre feutre. Ou plutôt l’inspecteur écoute, la tête penchée, un air savant sur le visage, en fait complète­ment perdu. Il finit par appuyer sa large main sur la maigre épaule de son vis à vis et lui dit qu’il regrette mais qu’il doit maintenant « rendre compte ». Il laisse Bartholomé stupéfait jusqu’à ce qu’une grande amertume le gagne.

 

 

Vous les avez observés depuis le banc où vous attendez la sortie d’Eva du musée de la Cha­pelle des Jésuites, et vous plon­gez le nez dans votre journal mais au­cun des deux hommes ne vous remarque. Une partie du visage rafraîchie dans l’ombre et l’autre brûlant sous l’éclat du so­leil, vous vous fai­tes l’effet d’avoir la figure disjointe d’un portrait de Picasso. Vous vous sen­tez seul.

 

 

Le musée est au fond d’un jardin carré, en­touré d’une galerie de colonnes qui rap­pelle le pro­menoir paisi­ble d’un cloître. Vous déambulez dans les salles de l’exposition Tré­sors du Louvre d’un pas un peu trop vif pour un vi­siteur et ne vous calmez qu’à la vue d’Eva. Elle est as­sise sur une ban­quette, un genou sur l’autre, gracieuse et légère : petite tenue de printemps très simple – genre salon de la princesse de Polignac. Une com­po­si­tion a attiré son attention. On y voit des soldats ro­mains des­cendre une colline dont les hauteurs sont om­brées de trois croix.

 

 

Vous percevez très bien la tristesse et l’abandon de Dieu qui a pu l’attarder sur cette ban­quette d’où elle se lève pour vous prendre le bras.

 

 

Les allées sont spacieuses et belles, les visiteurs ra­res, vous pouvez vous permettre cette in­dis­crétion. Vous parlez peu. Vous vous arrêtez scrupuleusement avec Eva devant chaque œuvre qui attire la jeune artiste, ne trouvez rien à dire de particulier mais n’en ressentez pas d’embarras. Elle-même est silencieuse. Le portrait d’un homme âgé au regard scrutateur et triste la fascine. Le visage enfoui dans une végétation obscure est vague­ment familier. Vous êtes gagné par un malaise insidieux, de la même sorte qu’à l’atelier devant une peinture à moitié cachée. Eva se tient longtemps immobile, ap­puyée à votre épaule. À votre sortie, comme vous pas­sez par le prome­noir ombragé et qui a une douce lu­mière, elle vous lâche le bras.

 

 

Vous la regardez s’éloigner sous les platanes du boulevard Amiral-Courbet. Vous vous sentez partagé en deux par une épée de glace. L’amour a toujours été pour vous de l’abandon – rien que de l’abandon.

 

[à suivre]

 

 

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