Monsieur Hortense – 28
Vous ne déjeunez pas d’habitude mais, cette fois, vous rendez au restaurant du beau Jeannot qui paraît légèrement surpris : son visage perd toute expression. Le poste de télévision déblatère comme un ivrogne, tout seul derrière un écran de fougères désoxygénées. Le petit blond est de retour entre les téléspectateurs et Versailles où la galerie des glaces démultiplie son affectation sirupeuse et sa vanité de dindon enjoué. Vous vous souvenez que le dindon descend du vélociraptor et n’en êtes pas surpris. Vous en faites part à Jeannot.
– M’étonne pas. Un bon coup de boule aux burnes du dindon.
A votre retour aux Antonins, il fait un peu plus chaud. Le Mistral hésite. La chaleur ne va pas tarder à monter à plein régime dans les jours prochains et la vie ne sera plus si heureuse.
Un homme est assis à votre table favorite. Il paraît vous attendre, nonchalant et solide, les jambes croisées – assurément un homme du monde – mais quel monde ? Il a dans la main un artichaut. Vous vous asseyez à une table proche, ne souhaitant pas perdre trop de terrain. Vous avez reconnu Longe, le marchand d’art du 14, et celui-ci a dû vous observer à cette même table depuis ses fenêtres. Vous y trouvez sujet à réflexion.
Longe, le regard bienveillant, sourit largement.
– J’ai acheté un artichaut !
– Ah !
– Et quel artichaut !
Longe baise ses doigts joints.
– Je vais le manger.
– Ah bon ?
– Avec une de ces vinaigrettes ! Vous n’imaginez même pas ! Je suis un artiste de la vinaigrette ! De quoi rendre mon corps heureux, non ?
Vous n’allez pas le contredire.
– Bachelard dit que la vinaigrette est la preuve de l’existence de Dieu.
– Comme c’est vrai ! Ce restaurateur sait ce qu’il dit !
On se taît, Longe en état d’extase et vous simplement circonspect.
– Avez-vous remarqué ? les gens d’ici n’ont aucun style. Par exemple, ils ont beau avoir pour le sexe ou leur aïoli des pauses de gourmet, je n’y crois pas. Ils se donnent l’air, aurait dit maman. Vous avez parfois goûté leur aïoli ? Aucun goût et ils ne s’en rendent même pas compte. Mon aïoli ! Mon aïoli ! Mon aïoli !
Quelque chose vibre dans la poche du marchand. Il en sort son téléphone, l’écoute lui parler et vous le tend.
– C’est pour vous.
C’est Sva.
– Comment sais-tu où je suis ?
– Tu me peines de poser une question pareille.
La voix du journaliste dans l’appareil acoustique est comme d’habitude mâchouillée, à la limite de l’inarticulé.
– Tu es au courant pour les Bonaventure ?
– Non. Comment le serais-je ?
– Saignement de nez, jaunisse, chute de cheveux.
– Et alors ?
– Empoisonnement au polonium.
– Tu tiens ça de ton correspondant britannique au MI5 ?
– J’ai des infos d’une chef de service. Les Bonaventure ont été hospitalisés d’urgence à Carémeau, ils ont les mêmes symptômes. C’est une affaire de 48 heures, ou moins, le polonium gangrène le sang, pourrit la moelle osseuse, le corps n’a plus d’immunités, les organes s’arrêtent les uns après les autres, le corps se ferme, c’est fini.
La voix de Sva paraît mourir elle aussi. Peut-être de plaisir. Longe patiente. Vous estimez devoir dire quelque chose. Après tout, vous avez un téléphone dans la main.
– Qu’attends-tu de moi ?
– Maman…
– Ta maman ?
– Non. Celle que Bonaventure appelait ainsi – son épouse – elle a lâché le morceau sur son lit de mort. Tu sais que maman est syndiquée et que papa fréquentait le Bar du prolétariat ?
– Tu as quel âge ?
– Les Bonaventure sont des agents dormants du KGB.
– Il n’y a plus de KGB.
– Justement ils se sont endormis. Longtemps.
– Ils ont fait commerce d’arts ménagers toute leur vie.
– En apparence. En fait, ils trafiquaient dans les virus, vers, malware et autre cheval de Troie.
– Ce vieux couple en retard d’une époque ?
– Une excellente couverture. Il y a des enjeux militaires. La surveillance de la caserne de la Légion étrangère, tu t’en doutes…
– Qui les a réveillés ?
– La main de l’empereur !
– Pardon ?
– La main artificielle d’Antonin !
Vous ne pouvez vous empêcher de jeter un coup d’œil effaré vers la statue dans son cadre de jets d’eau turbulents. Le beau salut qui se voulait pacifique et n’est plus que suspect. Longe, pour passer le temps, porte son artichaut à son nez et le hume longuement, vous regardant par-dessus le légume comme s’il avait de l’affection pour vous.
– Souviens-toi : cette main cassée par un fou et réparée maladroitement, disait la voix assourdie. Une fausse maladresse ! C’est le signal codé qu’ils attendaient. En fait, je présume qu’il n’est pas grand monde pour avoir remarqué ce signe secret. Il a été tu par respect pour l’empereur. Un petit article récent sur l’histoire du square vient d’en informer la population dans le Midi libre. La nouvelle de la restauration de la main le 6 mai 1968 a dû être un sacré choc. Elle les a ranimés. Ils se sont crus en pleine guerre froide.
Un doute s’insinuait dans votre esprit avec la furtivité d’une couleuvre.
– C’est toi qui as écrit cet article ?
– Ce que j’ai fait de mieux.
– Qui aurait administré le plutonium aux Bonaventure ?
– Ah ! C’est la question.
– Je ne saisis pas tout à fait le lien des causes et des effets.
– Normal. Une ellipse, ou un précipité d’action, si tu préfères.
– Je ne préfère rien.
– Il faudrait peut-être me rendre cet ustensile, dit Longe.
Il désigne l’IPhone dernier cri.
– Avec qui parles-tu ? dit Sva. Ça ne m’étonne pas, puis sa voix, déjà basse, n’est plus qu’un chuintement. Ce type est concerné. C’est un agent de la CIA. Son nom de code est l’Artichaut.
– Tu es où, Sva ? Ne bouge pas. J’arrive.
La vérité vous étant apparue dans toute sa clarté, vous faites un signe d’excuse au marchand d’art et composez le numéro de Fink.
– Cette belle intelligence aurait craqué ? dit Fink.
– Oui, Sva est très mal. Trop d’infos. Ça l’a débordé. Le scoop ! Toujours le scoop ! La maladie du siècle ! Je le vois d’ici : il est perché dans un des chênes-lièges du square. Essaie d’être présent. Que les infirmiers n’en profitent pas pour lui faire du mal. Salut.
Longe reprend son téléphone avec un soulagement perceptible. A peine l’a-t-il en main qu’il s’en va, lui parlant d’une voix impérative pour donner des instructions dans une enchère à Saint-Amand-Montrond en alternance avec des demandes de relevés de cotes chez un galeriste de la Rive gauche et une prise de rendez-vous avec la conservatrice du département flamand au musée du Prado. Mais peut-être n’y a-t-il jamais personne à l’écoute. Peut-être Longe rejoindra-t-il bientôt le journaliste à la Clinique psychiatrique des Cigales dans les hauteurs de la ville.
Votre pensée, gravement désorientée, braconne de drôles d’idées. Le sort dramatique d’un rédacteur en chef du Midi libre peut-il être considéré comme un signe divin ? Anticiper à son tour l’Apocalypse que le don malheureux des prémonitions vous fait craindre pour la ville ? Peu probable. Une sirène d’ambulance ondule au loin et se rapproche. Le soleil couchant prête des teintes hivernales aux chênes encore blancs du square. Vous songez à la source volubile de la Fontaine, vous songez à la grotte lumineuse où sommeille une vierge païenne, vous songez aux eaux verdâtres qui parcourent les canaux sous le feuillage des marronniers avant de couler intarissablement sous votre siège à la terrasse des Antonins.
[à suivre]