Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
PIcasso

 

Vous vous êtes réveillé tôt – à peine la lumière du jour a-t-elle éclairé le bonnet rouge du nain de jardin – pour faire une sur­prise à Eva. Dans cette atmosphère de panique qui ga­gne la ville romaine il n’y a que la jeune artiste que vous trouviez rassurante. Vous vous revivifierez à sa présence et montez à bonne allure la colline de Castanet. L’air est en­core frais et vous fait du bien comme une douche de rosée – du moins tel que vous imagi­nez une douche.

 

 

L’herbe dans le terrain vague est encore humide de la nuit. Un peu de brume se déroule au ras de la palissade. Un panneau a été dressé sur la clôture. Il annonce la mise en chantier du terrain vague. La population locale se félici­te dans une page du Midi Libre. On n’aura plus à suppor­ter ce dépotoir sous les fenêtres des pavillons. Et pourquoi pas, tant qu’on y est, se débarrasser des micocouliers qui encombrent la vue de notre beau musée de la romanité ? réclame un retrait avisé.

 

 

Vous en­trez dans votre tonneau et vous y asseyez. Mais sans doute n’avez-vous pas assez dormi car ce furent des bruits d’usine qui vous ré­veillèrent vers midi.

 

 

Vous sortez la tête du tonneau et considérez les quatre points cardinaux du terrain vague. Rien ne bouge derrière la pa­lissade ou dans la baignoire. Vous faites quelques pas dans l’herbe en procédant à de grands étirements des bras pour vous désen­gourdir.

 

 

Eva ne réagit pas quand vous entrez, à peine l’ébauche d’un salut du bout de son burin, comme si vous n’étiez qu’une de ses sculptures rentrant d’une petite fugue. Ses mains sont ta­chées de peinture rouge. Elle porte un domino bleu/blanc qui tom­be à ras de ses cuisses nues. Comme elle se pen­che un peu trop dans son activité artis­tique, vous êtes si ému que vous manquez vous asseoir sur un tube de pein­ture laissé sur un vieux ca­napé de rebut.

 

 

Devez-vous lui parler de la perte prochaine de son atelier ? Elle a bien d’autres soucis. Pinceaux, cou­teaux, chif­fons, chevalets, socles vides. Eva se recule de sa dernière œuvre et la consi­dère avec un im­mense scepticisme – un assemblage de plâtre, de ré­sine, métal et bois.

– C’est épouvantable, non ?

 

 

Vous n’aurez pas l’imprudence d’acquiescer (qu’est-ce que vous en savez ?) d’autant que vous finissez par remarquer l’homme nu étendu sur le lit de camp. Cyril Balmes, le voisin d’Eva. Un corps de jeune dieu et l’empreinte d’une main rouge sur la poitrine. Les cham­pignons les plus vénéneux ont les plus belles couleurs. Eva s’essuie avec un chif­fon. Le repré­sentant en double vitrage et porte-fenêtre con­naît à pré­sent l’odeur de son plai­sir. Vous n’osez plus re­garder l’un ou l’autre. D’ailleurs, vous n’avez ja­mais rien compris au sexe et vous y êtes rési­gné.

– En somme rien de déterminant, chacun fait croire ou croit qu’il s’est passé quelque chose, avez-vous dit à l’inspec­teur Fink, qui vous a ap­prouvé.

 

 

Eva, remar­quant votre désarroi, a pour rajuster le col de votre veste le geste maternel, bienveillant et sans la moindre conséquence qu’elles eurent dès les ca­vernes pour épousse­ter la fourrure d’ours de Cro-Magnon et qui le préci­pita sans tergi­ver­ser entre elles et le tigre à dent de sabre.

 

 

– Il ne fait pas que vendre de la porte-fenêtre, hein ?

– Quand il dort il dort. Quand il … Bref, il ne nous en­tendra pas. Contrairement à ce que vous avez l’air de croire, il ne me sert que de modèle.

 

 

Vous ne demandez pas mieux. Les peintres et leurs mo­dèles ! Il vaut mieux ne pas entreprendre de re­cherches sa­vantes pour en savoir plus. Eva s’affaire autour de la sta­tue placée sur sel­lette. Elle se mordille l’index, indécise, et sou­dain se rue sur son mar­teau et en frappe, les yeux fer­més, la sculpture.

– Voilà ! C’est fini ! fini ! fini !

 

 

Elle en récupère une partie – le cœur tendre de la cosse : une amande jaune – et l’élève à bout de bras, triomphante. Vous êtes en admiration de­vant cette enfant qui casse son précieux jouet pour voir com­ment ça mar­che : la méthode même de l’humanité pour progresser de­puis les ca­vernes.

– Cyril, non ?

Elle a une grimace qui vous ap­prend la douloureuse nou­velle : vous avez commis vous ne sa­vez quelle erreur. Que ces ar­tistes sont difficiles à com­prendre !

 

 

Par bonheur, elle vous fouille les poches et y trouve une mandarine qui la met en joie. Pendant qu’elle l’épluche et la couvre de rouge, vous remarquez sur un chevalet un portrait réalisé dans des teintes d’un bleu livide, un peu si­nistre. Vous n’avez pas de miroir chez vous, même pour vous raser. Vous avez un temps d’hésitation avant de vous recon­naître. Vous avez l’air si vieux. Ou mort.

 

 

L’odeur fraîche du fruit flotte entre vous. Eva observe votre réaction.

– C’est moi ?

– Quelle idée ! J’ai cherché à imaginer celui qui me suit.

 

 

En fait, vous comprenez votre erreur, vous souvenant de votre passage au musée de la Chapelle des Jé­suites. Elle a re­produit le portrait qui l’a attirée : ce vieil homme au re­gard si attentif.

 

 

L’artiste ne cesse pas pour autant de travailler. Elle a fait récemment ses provisions dans les détri­tus du ter­rain vague. Des boîtes de conserve. Des cartons. Un capot de Peugeot. Un recyclage permanent. Elle remplit de gouaches des boîtes de bière vides et les fait exploser dans son poing au-des­sus d’une toile de jute posée sur le sol. Quelle poigne in­soupçonnée ! Elle considère le ré­sultat et ne l’admet que s’il correspond au plus profond de son humeur du mo­ment. Au plus honnête. C’est ce qu’elle vous ex­plique et vous n’en revenez pas. Cet être raf­finé – cette person­nalité si composée – est capable de folles pulsions qui sont de l’art !

 

 

La lumière qui passe la porte de l’atelier se grise. Cyril se perd progressivement dans l’ombre. C’est finalement un beau soir de printemps. Eva ne manque pas de partir et vous l’accompagnez. Non pas que vous ayez le moindre projet commun mais vous avez acheté un plein carnet de tickets de bus pour ne pas la perdre de vue. Elle ne prend pas le bus.

– On le laisse là ? dites-vous au sujet de Cyril.

– Il retrouvera son chemin.

 

 

Vous ne savez pas exactement de quoi vous êtes gêné – de tant de désinvolture ou de la familiarité qui lui est sous-jacente. Vous remarquez à nouveau qu’elle ne ferme pas la porte de l’atelier.

– Vous n’avez pas peur qu’on vous vole ?

– J’en serais ravie. Un peu d’intérêt pour mon travail ne me déplairait pas.                                                                                                                                                                              ai

Il y a dans la souffrance de l’art un élément qui vous échappe.

 

Eva vous précède largement dans la descente de Castanet : vous ne l’avait jamais vue de haut. On ne cesse jamais d’être surpris avec les femmes. Vous la quittez sur la place Antonin, non sans vous assurer qu’elle a bien passé la porte du 14, et vous ren­trez chez vous où vous avez allumé la télévision. Vous souhaitez pour une fois ne plus penser à Eva. La journée a été rude.

 

 

Munke puis Cyril ? Ou… ? Que pouvait-il se passer dans l’appartement d’Eva ? Bien sûr, ce n’est pas de la ja­lousie, elle n’est pas de mise puisque vous n’êtes pas jaloux d’émotions qui vous sont to­ta­lement étrangères. Vous ne cher­cherez pas dans le petit corps d’Eva le souvenir des corps – hommes ou femmes – que celui-ci a con­nus. Ce serait une tris­tesse trop vaine. Vous n’avez vu en elle que le meil­leur : on ci­sèle une grappe de raisins en ôtant les grains impurs.

 

 

Mais le moyen de ne pas penser à Eva quand on se trou­ve regarder – les yeux dans la lu­mière glauque de l’écran – un film dit de passion. Quelle horreur ! Tenant pour acquis que les ac­teurs jouent un rôle et qu’ils ne sont pas néces­sai­rement aussi intimes que leurs échanges de bai­sers et de sa­live le lais­sent croire, vous ad­mettez tout de même très mal ce que les anglo-saxons ap­pellent hypo­critement le french kiss.

 

 

Vous vous balancez d’avant en arrière sur votre carton. Un long moment sans pensée particulière. Vous savez soudain ce qui arrive. Vous ne regardez pas la télévi­sion. C’est elle qui vous regarde. Elle vous fixe. Elle vous fixe sur votre carton. Vous vous préci­pitez sur le poste et lui donnez un grand coup de boule. Puis vous ne savez plus quoi faire.

 

 

La télévision en panne grésille et fume.

 

[à suivre]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article