Monsieur Hortense – 31
Vous vous êtes réveillé tôt – à peine la lumière du jour a-t-elle éclairé le bonnet rouge du nain de jardin – pour faire une surprise à Eva. Dans cette atmosphère de panique qui gagne la ville romaine il n’y a que la jeune artiste que vous trouviez rassurante. Vous vous revivifierez à sa présence et montez à bonne allure la colline de Castanet. L’air est encore frais et vous fait du bien comme une douche de rosée – du moins tel que vous imaginez une douche.
L’herbe dans le terrain vague est encore humide de la nuit. Un peu de brume se déroule au ras de la palissade. Un panneau a été dressé sur la clôture. Il annonce la mise en chantier du terrain vague. La population locale se félicite dans une page du Midi Libre. On n’aura plus à supporter ce dépotoir sous les fenêtres des pavillons. Et pourquoi pas, tant qu’on y est, se débarrasser des micocouliers qui encombrent la vue de notre beau musée de la romanité ? réclame un retrait avisé.
Vous entrez dans votre tonneau et vous y asseyez. Mais sans doute n’avez-vous pas assez dormi car ce furent des bruits d’usine qui vous réveillèrent vers midi.
Vous sortez la tête du tonneau et considérez les quatre points cardinaux du terrain vague. Rien ne bouge derrière la palissade ou dans la baignoire. Vous faites quelques pas dans l’herbe en procédant à de grands étirements des bras pour vous désengourdir.
Eva ne réagit pas quand vous entrez, à peine l’ébauche d’un salut du bout de son burin, comme si vous n’étiez qu’une de ses sculptures rentrant d’une petite fugue. Ses mains sont tachées de peinture rouge. Elle porte un domino bleu/blanc qui tombe à ras de ses cuisses nues. Comme elle se penche un peu trop dans son activité artistique, vous êtes si ému que vous manquez vous asseoir sur un tube de peinture laissé sur un vieux canapé de rebut.
Devez-vous lui parler de la perte prochaine de son atelier ? Elle a bien d’autres soucis. Pinceaux, couteaux, chiffons, chevalets, socles vides. Eva se recule de sa dernière œuvre et la considère avec un immense scepticisme – un assemblage de plâtre, de résine, métal et bois.
– C’est épouvantable, non ?
Vous n’aurez pas l’imprudence d’acquiescer (qu’est-ce que vous en savez ?) d’autant que vous finissez par remarquer l’homme nu étendu sur le lit de camp. Cyril Balmes, le voisin d’Eva. Un corps de jeune dieu et l’empreinte d’une main rouge sur la poitrine. Les champignons les plus vénéneux ont les plus belles couleurs. Eva s’essuie avec un chiffon. Le représentant en double vitrage et porte-fenêtre connaît à présent l’odeur de son plaisir. Vous n’osez plus regarder l’un ou l’autre. D’ailleurs, vous n’avez jamais rien compris au sexe et vous y êtes résigné.
– En somme rien de déterminant, chacun fait croire ou croit qu’il s’est passé quelque chose, avez-vous dit à l’inspecteur Fink, qui vous a approuvé.
Eva, remarquant votre désarroi, a pour rajuster le col de votre veste le geste maternel, bienveillant et sans la moindre conséquence qu’elles eurent dès les cavernes pour épousseter la fourrure d’ours de Cro-Magnon et qui le précipita sans tergiverser entre elles et le tigre à dent de sabre.
– Il ne fait pas que vendre de la porte-fenêtre, hein ?
– Quand il dort il dort. Quand il … Bref, il ne nous entendra pas. Contrairement à ce que vous avez l’air de croire, il ne me sert que de modèle.
Vous ne demandez pas mieux. Les peintres et leurs modèles ! Il vaut mieux ne pas entreprendre de recherches savantes pour en savoir plus. Eva s’affaire autour de la statue placée sur sellette. Elle se mordille l’index, indécise, et soudain se rue sur son marteau et en frappe, les yeux fermés, la sculpture.
– Voilà ! C’est fini ! fini ! fini !
Elle en récupère une partie – le cœur tendre de la cosse : une amande jaune – et l’élève à bout de bras, triomphante. Vous êtes en admiration devant cette enfant qui casse son précieux jouet pour voir comment ça marche : la méthode même de l’humanité pour progresser depuis les cavernes.
– Cyril, non ?
Elle a une grimace qui vous apprend la douloureuse nouvelle : vous avez commis vous ne savez quelle erreur. Que ces artistes sont difficiles à comprendre !
Par bonheur, elle vous fouille les poches et y trouve une mandarine qui la met en joie. Pendant qu’elle l’épluche et la couvre de rouge, vous remarquez sur un chevalet un portrait réalisé dans des teintes d’un bleu livide, un peu sinistre. Vous n’avez pas de miroir chez vous, même pour vous raser. Vous avez un temps d’hésitation avant de vous reconnaître. Vous avez l’air si vieux. Ou mort.
L’odeur fraîche du fruit flotte entre vous. Eva observe votre réaction.
– C’est moi ?
– Quelle idée ! J’ai cherché à imaginer celui qui me suit.
En fait, vous comprenez votre erreur, vous souvenant de votre passage au musée de la Chapelle des Jésuites. Elle a reproduit le portrait qui l’a attirée : ce vieil homme au regard si attentif.
L’artiste ne cesse pas pour autant de travailler. Elle a fait récemment ses provisions dans les détritus du terrain vague. Des boîtes de conserve. Des cartons. Un capot de Peugeot. Un recyclage permanent. Elle remplit de gouaches des boîtes de bière vides et les fait exploser dans son poing au-dessus d’une toile de jute posée sur le sol. Quelle poigne insoupçonnée ! Elle considère le résultat et ne l’admet que s’il correspond au plus profond de son humeur du moment. Au plus honnête. C’est ce qu’elle vous explique et vous n’en revenez pas. Cet être raffiné – cette personnalité si composée – est capable de folles pulsions qui sont de l’art !
La lumière qui passe la porte de l’atelier se grise. Cyril se perd progressivement dans l’ombre. C’est finalement un beau soir de printemps. Eva ne manque pas de partir et vous l’accompagnez. Non pas que vous ayez le moindre projet commun mais vous avez acheté un plein carnet de tickets de bus pour ne pas la perdre de vue. Elle ne prend pas le bus.
– On le laisse là ? dites-vous au sujet de Cyril.
– Il retrouvera son chemin.
Vous ne savez pas exactement de quoi vous êtes gêné – de tant de désinvolture ou de la familiarité qui lui est sous-jacente. Vous remarquez à nouveau qu’elle ne ferme pas la porte de l’atelier.
– Vous n’avez pas peur qu’on vous vole ?
– J’en serais ravie. Un peu d’intérêt pour mon travail ne me déplairait pas. ai
Il y a dans la souffrance de l’art un élément qui vous échappe.
Eva vous précède largement dans la descente de Castanet : vous ne l’avait jamais vue de haut. On ne cesse jamais d’être surpris avec les femmes. Vous la quittez sur la place Antonin, non sans vous assurer qu’elle a bien passé la porte du 14, et vous rentrez chez vous où vous avez allumé la télévision. Vous souhaitez pour une fois ne plus penser à Eva. La journée a été rude.
Munke puis Cyril ? Ou… ? Que pouvait-il se passer dans l’appartement d’Eva ? Bien sûr, ce n’est pas de la jalousie, elle n’est pas de mise puisque vous n’êtes pas jaloux d’émotions qui vous sont totalement étrangères. Vous ne chercherez pas dans le petit corps d’Eva le souvenir des corps – hommes ou femmes – que celui-ci a connus. Ce serait une tristesse trop vaine. Vous n’avez vu en elle que le meilleur : on cisèle une grappe de raisins en ôtant les grains impurs.
Mais le moyen de ne pas penser à Eva quand on se trouve regarder – les yeux dans la lumière glauque de l’écran – un film dit de passion. Quelle horreur ! Tenant pour acquis que les acteurs jouent un rôle et qu’ils ne sont pas nécessairement aussi intimes que leurs échanges de baisers et de salive le laissent croire, vous admettez tout de même très mal ce que les anglo-saxons appellent hypocritement le french kiss.
Vous vous balancez d’avant en arrière sur votre carton. Un long moment sans pensée particulière. Vous savez soudain ce qui arrive. Vous ne regardez pas la télévision. C’est elle qui vous regarde. Elle vous fixe. Elle vous fixe sur votre carton. Vous vous précipitez sur le poste et lui donnez un grand coup de boule. Puis vous ne savez plus quoi faire.
La télévision en panne grésille et fume.
[à suivre]