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Publié par Michel Castanier

Chronique de Nîmes : les romans gris
Michel Rouquette

 

 

Au premier tour des élections, la source des jardins de la Fontaine émet un flot inépuisable de peinture bleue.

 

 

Ce qui s’en pre­nd à la ville, si la ville n’est pas la source mysté­rieuse de son propre mal­heur, opère en grand : les chênes-lièges du square n’ont été qu’une sorte de brouillon, au mieux un des­sin préparatoire, une ébauche. Parmi d’autres ba­dauds arri­vés en foule, vous lon­gez les ca­naux bleutés qui doivent perdre leur azur sous les rues et alimenter d’un peu de ciel les bassins souter­rains où vit Vincent Lambert, le comptable. Vous per­cevez un at­troupe­ment et des journalistes autour du maire qui ex­plique avec vé­hémence n’être pour rien dans « ce délire de jobard ».

– Sans doute un mauvais plaisant veut-il gâcher notre grande fête démocratique. J’appelle au sursaut républicain nos adminis­trés. Gardez votre calme. Je gère, je gère tout. 

 

 

Une colonie de petites étrangères, sac au dos, des­cend d’une Cigogne devant le portique principal des jardins de la Fontaine. Le car luxembourgeois rougeaud et joufflu comme une bonne joue arrive en France après une longue nuit de voyage, c’est pourquoi il flotte au­tour une atmosphère printanière de débauche : plu­sieurs voya­geuses s’assoient aussitôt à même le trottoir, en forme de lotus, l’air ré­jouies.

 

 

Une mouette rieuse plane et fait des mines au-dessus des jeunes filles. Les plus austères parmi les voyageuses, se poussant des han­ches, cher­chent déjà des yeux la Tour Effel. Leur chauf­feur, le vi­sage gris, exténué, demande aux passants si c’est bien le Champs de Mars, ces jardins qu’il voit là. Il pousse d’abord un cri, puis les filles qui protes­tent jusqu’au car, mais les sombres fourrés de la Tour Magne sont bien proches et certaines se perdent. On dut faire une battue.

 

 

Exceptionnellement reportées à la fin du printemps pour ne pas surcharger un calendrier électoral qui prévoyait trop d’échéances en une année – Les Élections municipales fran­çaises sont orga­nisées les 23 et 30 juin. Vous aimez cette atmosphère républicaine : la petite cour de l’école communale pavoisée de drapeaux, le groupe d’agents de la paix devant les panneaux électoraux, la bonne humeur de l’air et l’amabilité des votants.

– Et ta mouche ?

– Je ne sais pas de quoi tu parles, dit Fink d’un air absent.

 

 

L’inspecteur doit être déprimé. Vous vous êtes ren­contrés à l’entrée du bureau de vote et faites quelques pas ensemble. Vous marchez épaule contre épaule. On croirait que vous vous repoussez. La cour de l’école est minuscule au milieu des grands immeubles. Des dessins d’enfants couvrent les murs ensoleillés dans la salle aménagée pour le vote. Les tables sont disposées en forme de couloir labyrinthique par lequel on se faufile en prenant au passage soigneuse­ment un tract de chaque liste devant une bénévole.

– Qu’est-ce que je vote ? demande Fink.

– Selon votre conscience, dit la petite dame rousse frisson­nant d’émotion civique.

 

 

Vous cessez de regarder par les vitres les feuilles des platanes se balancer dans le soleil sur les jolies tuiles du préau. Fink passe sa langue sur le bord de l’enveloppe où il a déjà glissé son bulle­tin.

– Tu n’envoies pas une lettre, Fink. 

 

 

Vous patientez devant l’urne. La petite rouquine, après qu’elle ait enregistré le nom de l’inspecteur, lui dit :

– 634. A voté. Vous venez au dépouillement ce soir ?

– Pourquoi viendrais-je au dépouillement ? s’écrie l’inspecteur, frémissant.

– On a besoin de volontés. 

– Stalinienne, vous murmure-t-il. C’est une stalinienne

 

 

Un journaliste, le visage nerveux au-des­sus de son nœud papillon, flotte dans le vide à l’extrémité d’un câble. Le journaleux tend son micro à votre sortie du bureau de vote, mais Fink l’écarte du bras.

– Le moindre petit folliculaire pour­rait donc connaître nos opinions ?

 

 

Régénéré, vous sortez de l’école. L’inspecteur a les yeux humides et son visage est con­tracté. Il serre ses poings dans ses poches. Vous lui tapotez l’épaule, devinant le drame.

– Tu me caches quelque chose ?

L’inspecteur fait diversion.

– Tu sais pour Bartholomé ?

Non, vous ne savez pas.

– Bartholomé s’est donné la mort dans la nuit, pauvre Bartholomé.

 

 

La lettre qui avertissait le monde – retrouvée à ses pieds – est gram­maticalement impec­cable et rigoureuse­ment in­compréhen­sible. Le chêne-liège du square où le malheureux s’est pendu est – selon le Midi Libre – celui qui aura vu ses plus pro­fondes médi­tations.

– Il y cherchait sa pensée, dit Fink, du moins nous l’avons toujours cru, à moins qu’il n’ait cherché à com­prendre comment monter à l’arbre.

– A moins qu’on ne l’ait pendu.

 

 

La voix de l’inspecteur s’est éteinte et son halètement a repris – devenu gênant comme une indiscrétion à l’écoute derrière une porte de chambre close. On se quitte sur ce triste échange. Il est clair que les personnes que vous approchez plus ou moins disparais­sent les unes après les autres physiquement ou mentalement. Vous vous souvenez de votre dernière conversation rai­sonnable avec Sva – plus ou moins raisonnable.

– Je ne sais rien, Sva. Fink ne me dit pas tout.

– Sa discrétion n’est pourtant pas proverbiale dans la ré­gion.

– C’est bien à toi de dire ça.

– Que fait-il de ses infos, lui ? Ses compétences sont limi­tées : il ne perçoit pas l’ensemble du problème ni ne re­monte aux sources ni n’anticipe les effets.

– Tu le méconnais. C’est un flic : il est méthodique. Il a le génie de la méthode.

– Plus maintenant. Quelque chose s’est détérioré.

– À quoi tu vois ça ?

– À cause de la mouche.

 

 

Vous regardez Fink s’éloigner d’un pas imprécis. On ne perçoit plus que les qualités de nos amis quand ils sont morts. Espérons que ce soit le point de vue du Jugement dernier. Les épaules voutées de l’inspecteur ne peuvent avoir doublé de volume à ce point en si peu de temps. Il a encore ses poings sans ses poches, ce qui ne lui est pas habituel. Vous remarquez enfin son manteau d’hiver – celui en poil de cha­meau verdâtre. À l’évidence il n’a plus conscience des sai­sons, comme si quelque chose en lui s’était en effet dé­sorga­nisé.

 

 

Vous avez frissonné. Vous vous mettez à craindre pour un des der­niers témoins – peut-être le der­nier, vous n’osez calculer – de ce qu’a été votre vie dans la ville, vous ne voulez pas le perdre, ayant peur de vous perdre vous-même dans l’oubli.

 

[à suivre]

 

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