Monsieur Hortense – 5
La porte d’entrée s’ouvre à peine plus largement, mais c’est suffisant pour qu’Eva passe, si petite et menue. Vous croiriez qu’elle sort en nuisette s’il n’y avait le bibi penché sur l’œil et de précieuses bottines à ses pieds nus. Elle s’éloigne à pas rapides, se retourne de temps à autre, prenant pour prétexte d’avoir croisé un chat ou remarqué le fronton sculpté d’une porte cochère, particulièrement intéressant. Elle s’attarde devant une vitrine, guettant à travers son reflet, et vous devez vous cacher.
Vous savez le plongeon une discipline subtile. Il arrive que les petites sportives aient à la puberté une distraction dans leur saut, une absence, un trou en plein ciel, qui les fait dégringoler sans plus se souvenir de ce qu’elles sont censées faire là-haut. Une immense plongeuse a les jambes en l’air et la tête prise dans le trottoir, parmi l’alignement des platanes du canal.
Une nymphe des eaux a vécu dans la source aux Jardins de la fontaine autrefois. Vous ne doutez pas que cette métamorphose amoureuse dans un grand morceau de bois soit la punition voulue par un vieux dieu jaloux. Vous vous écartez de la nymphe pour suivre les pas d’Eva.
Dès la première fois où vous l’avez vue vous avez opéré mentalement en mode rapide – ainsi qu’une fleur éclot dans un film accéléré en quelques secondes et meurt – le rajeunissement et le vieillissement du visage et de la silhouette d’Eva Langhordini – avec son nom de voiture de sport luxueuse et son prénom de femme fatale. C’est un don que vous avez et, dans ce cas, c’est très émouvant. Il vous a semblé passer votre vie avec elle, y gagnant une affection quasi familiale sinon érotique : une bienveillance de père et une indulgence de vieux mari.
Bien avant que vous ayez remarqué Eva, vous ne voyez plus les femmes, vous les transverbérez, en quelque sorte, quand elles passent devant votre table aux terrasses de la ville. Il est vrai qu’elles vous le rendent bien mais vous avez sur leur existence le regard panoramique et extratemporel de votre logiciel interne. Le plus souvent – au cours de cette existence pressée en leur compagnie – les modifications physiques vous émeuvent, mais vous voyez aussi la vie quotidienne, les petites habitudes reconduites, les manies, le maniérisme, la banalité sans remède. Seule la petite fille en elles trouve grâce, l’enfant n’a pas eu le temps d’être ennuyeuse.
Vous n’avez plus essayé votre logiciel sur personne dès que vous avez rencontré Eva, vous n’êtes pas près de quitter votre épouse mystique.
[à suivre]