AUTOPORTRAITS (44)
Il est certain que l’invoquer autant est la perdre. À l’idée que j’aille la chercher dans les molles tiédeurs de l’Enfer conjugal, les yeux fous, le cœur en sac à dos, jusque dans sa cuisine ténébreuse où ma Rouquine somnole sur un tabouret, pour ce privilège immatériel : l’asseoir sur mes genoux – mon Eurydice, en femme de bon sens, et Dieu si elle est sensée, ne peut que finir par s’affoler, la malheureuse : Il est fou ! Ce type est fou ! Qu’il me lâche !
Et moi, fou évidemment, qui n’entend que ce qu’elle ne dit pas et dit sans le dire : qu’il me lèche ! qu’il me lèche ! qu’il me lèche !
Plus modérément disons qu’elle a mis un point final à ce qui peut être encore vécu d’inattendu, de réjouissant, d’éperdu. Je suis le seul qui s’intéresse encore à moi.
Je repère les fausses consolations, les illusions qui entretiennent l’espoir, la trace des marques d’où chaque fois la douleur amoureuse prend son élan ; mais c’est à présent assourdi, éteint (en veilleuse). Je suis maintenu par des sangles au-dessus du Mal. J’accorde que mes souvenirs d’elle me chahutent encore. Le pire, le plus empoisonné, ce sont les attendrissements. Je me souviens, j’ai su que j’étais amoureux en m’apercevant que j’aurais pu lui sacrifier mes Petits Musclés (petits suisses parfumés). Ce sont des accès ; mais je peux passer des moments de plus en plus longs sans problème, oublieux ; une fois, ce fut au moins une heure.
Ce sont bien sûr des faiblesses qui tiennent à la solitude, qui sont pernicieuses et qu’on doit se refuser. J’avance précautionneusement en moi-même, avec des lenteurs de convalescent. Je ne veux pas être triste. Je ne veux plus souffrir. Je n’accepterai pas que le moindre instant se perde en tristesse. Il me semble que mon pas s’est affermi aujourd’hui.
De plus en plus, je m’entretiens plus tranquillement, plus diversement, de choses et d’autres, innocentes – je peaufine, je me réplique, m’amuse, me promène, je ne réclame plus. Je reviens enfin à moi comme un ballon d’hydrogène que rien ne peut couler qui refait surface que l’eau dandine flottant comme un léger rire et l’heureuse conclusion de tant d’apesanteur sera à nouveau cette activité permanente sans but sensé : ma vie.
Bientôt on ne m’a plus invité à dîner dans la ville. Je lassais. On me le fit savoir, il n’y avait personne comme moi pour plomber une soirée par ses confidences amoureuses, par sa gaieté exubérante, son délire pesant, ses propos relâchés, sa joyeuse insanité, il serait peut-être temps de ne plus se revoir de quelque temps, le temps que j’apaise ma joie de vivre, ma chaise m’est retirée des dîners en ville.
Ce n’est pas grave. Je ferai semblant de vivre, je n'y aurai pas de peine, j’ai un grand sens de l'adaptation. Mon amie S dit que je suis si intelligent, ou du moins – c'est une restriction absurde – que je le serais si je n'étais pas si émotif.
J’avais aimé pour l’éternité, il me reste l’éternité. Tant d’énergie inemployée, mon cœur chômé, ma vie sans plus de raison, je décide de consacrer mes immenses capacités amoureuses à une collection de sables.