Sauvons l’ours blanc – 13
« Un dernier mot ! Savez-vous ce qu’il n’y a pas dans le « roman de genre » (qui est en somme une suite d’informations) ? C’est une implication de l’auteur. Il est à son établi où sont ses outils dont il a un usage expérimenté. C’est un bon ouvrier, un fabricant. Ce n’est pas un écrivain. Il n’écrit pas, il bricole. Je crois comprendre enfin – bien tard – avoir fait une erreur qui est un grand dommage. Je ne me suis pas assez investi dans ma création. Je ne me suis pas incarné. Comme Jésus a eu raison ! Je crois percevoir qu’on se déplace intérieurement par rapport à l’œuvre vraie qui elle-même bouge – sorte de petits pas de côté respectifs entre l’auteur et le récit qui changent les perspectives en cours comme chez deux amants au cours de leur vie d’amants. Ainsi l’amour, en effet : pas de deux pour ne faire qu’un. Et faux pas. Puis pas de côté ...
(Petit rire sec bien connu, dit étranglé)
« Oh ! Mais je m’aperçois que nous n’avons pas parlé de l’amour ! Et que serait mon œuvre sans l’amour ! Je dois m’expliquer… »
Bien que le magnétophone fût ostensiblement fermé à présent, mon carnet de notes en état de saturation remisé dans ma poche, il s’obstinait à me parler et il alla même jusqu’à me suivre dans le couloir, touchant timidement mon bras, tellement heureux d’avoir enfin une oreille. J’étais venu me moquer de cet homme pour le plus grand plaisir des lecteurs de ma revue locale Entre les lignes (brochure en papier couché mat, agrafée avec 2 points métal, mais collée et protégée par une couverture comme un livre – disponible à la demande sur mon blog) et voilà que j’entendais en sourdine quelque chose qui m’importait et qui était sérieux, et même grave, et finalement vital. J’avais changé d’avis entre-temps, je l’avais d’abord vu un Minotaure dans un dispositif de miroirs où il m’aurait enfermé pour me croquer. Or j’avais traversé le miroir – en somme brisé la glace entre nous ...
« C’est la Pythie qui apprend à Socrate qu’il est un philosophe. On ne se décrète pas écrivain, mon ami, prenez garde, ce sont les autres qui vous font savoir que vous l’êtes. Ou pas. J’ai toujours été considéré comme tel, au hasard de conversations avec des inconnus, alors même que mon Art n’était encore qu’en gestation dans les sables mouvants de l’expérience. Ce n’est pas suffisant. Il me fallait quelqu’un qui ait l’autorité d’une Pythie pour me convaincre de moi-même. Pour persuader l’enfant mal aimé qui était en moi. En fait, cette légitimité m’est venue d’une de mes lectrices dont je ne connais ni la voix ni les rires ni l’odeur puisque je ne l’ai jamais rencontrée. Un jour paraîtra cette correspondance fiévreuse. C’est ainsi que fut donnée l’existence à la Muse moderne (j’ose le mot de muse, si surfait, vous voyez, j‘ose tout !) qui me donna vie : à lire ses mails incontestablement féministe, dure, vaniteuse et pragmatique. J’en étais fou. Si ce n’est bien sûr qu’elle était belle, droite et bonne, juste et mélancolique, et institutrice aussi, paraît-il. J’en suis fou. C’était autrefois dans une autre de mes Vies. J’en ai parlé par ailleurs, le lecteur sérieux, s’il existe, s’y référera. »
[à suivre]