Sauvons l’ours blanc – 14
On s’est disputé un instant la poignée à la porte de son appartement, j’étais contre sa poitrine et son odeur de renfermé n’avait jamais été plus forte, mon malaise grandissait, des gouttes de sueur brouillèrent ma vue, je dus ôter mes lunettes d’aveugle pour les essuyer, vis plus clairement son grand visage hagard où ses yeux étaient des torches dans la nuit d’un caveau (cette expression me plaît mystérieusement).
« Je lui avouai avoir vécu une vie vouée à l’inlassable ignorance liée à l’acte d’écrire, activité indécente d’accoucher d’une larve qui ne prendra jamais tout à fait forme et sens ! Je l’écrivis à l’essentielle Amie un jour de confidence douloureuse. Ce sont mes Vies qu’il convient de ne pas prendre trop au sérieux, la prévenais-je. Originellement truquées. Ces départs d’autobiographie – ces humeurs, ces émotions – se perdant en variations oiseuses !
– Envols d’oiseaux oisifs ! » me suis-je écrié en dépit du bon sens, mais mon état nerveux était à ce stade absolument déplorable. Il n’y prêta peu d’attention, à peine un regard intrigué, tout à ses souvenirs de souffrance.
« En effet. Romans, récits ou autofictions, qui prétend écrire est partout et nulle part dans ce qui est écrit. État informe et douloureux comme un fou rire. La dérision y est une réserve, un quant à soi. C’est refus d’émotion au bénéfice d’un rire. Ou du brio. En fait, d’une dérobade où se cacher. Écrire est tellement obscène ! Vous connaissez mon goût pour le second degré, aujourd’hui éminemment inapproprié, comme dirait l’Époque. Il m’aura perdu. L’ironie – mon ironie – ne plaît pas beaucoup, elle fait peur, on ne sait sur quelle pied danser avec elle, la dame déconcerte trop, embarque dans un roulis nauséeux où être énigmatiquement concerné. Bref, personne n’y est jamais satisfait … »
(Il récita de mémoire, les yeux mi-clos, tout en me tenant d’une main ferme)
« Mais du moins c’est lu, avait conclu la Sagesse dans son style vif et déterminé, et c’est là où advenir, mon grand ami : vies fictives et vraies où se partager, vous et moi. Et savez-vous qui était la Sagesse, pour mon plus grand malheur comme pour ma joie ? »
Il étreignit mes épaules, les secoua, je suis assez petit et cherchais le souvenir de quelque prise de judo astucieuse qui l’aurait renversé, basculé et mis à plat. Je fus cogné du dos contre le mur du couloir, à plusieurs reprises, il avait l’air de vouloir m’y enfoncer corps et biens.
[à suivre]