Sauvons l’ours blanc – 15 et fin
« Comment vous la dire ? Je ne cesse plus dans mes dernières œuvres. Écrire, n’est-ce pas mieux dire au point que le dit d’amour soit la jouissance même ? Elle a de la grâce, figurez-vous. La grâce sans le maniérisme. Elle est la grâce. Entendez-vous ? La grâce ! La grâce ! La grâce ! »
Son exaltation faisait peine à voir, mais surtout j’en était tout débraillé, ma chemise à moitié sortie du pantalon, les revers de ma veste en lin chiffonnés sous ses doigts, on aurait cru une scène d’amour.
« S’il vous plaît, je n’ai rien d’un pommier, cher monsieur.
– Elle en serait bien surprise, qui ne se vit certainement pas ainsi. Et justement, cette méconnaissance ajoute à la grâce ! la parachève ! en est la fine pointe ! Consciente, cette formidable épistolière tomberait dans le gracieux ! C’est tout le secret de l’art féminin des correspondances ! Il vaut mieux ne rien savoir de soi ! L’antilope qui se prendrait pour une antilope tomberait sous la dent du lion ! »
J’avais rampé jusqu’à la cage de l’ascenseur, mais il me souleva jusqu’à lui par la ceinture du pantalon (quelle énergie !), j’avais des bouffées de chaleur, une sensation de panique qui montait et je n’osais plus lever mon regard vers ses gros yeux en larmes.
« Mon ami ! Mon cher ami ! Mon frère ! Je l’ai vue par hasard, si l’on peut dire, le détective m’ayant coûté assez cher, c’était jour de neige, en décembre, à la sortie de l’école communale, dans un pays lointain, si lointain ! Elle s’appelle Christiane, ma lectrice ! de son vrai nom, mon ourse ! elle est triste, si vous aviez vu comme elle est triste ! elle est perdue, elle s’est perdue ! Elle ne m’écrit plus. Plus jamais. Son pauvre visage ! Je ne peux plus rien y faire, son malheur est plus grand que ce que nous étions ! Nos amours nous élevaient, nous flottions très azuréens ! très rieurs ! elle me mettait en larmes en me décrivant la mort de son mari dans ses splendides mails et je mourais de rire à ses mésaventures scolaires dans ce monde qui ne la méritait pas. Elle n’a jamais été mariée, mon petit ami ! »
Je ne sais comment j’étais parvenu à enclencher le loquet de la porte d’ascenseur dans mon dos, mais cet effet de bascule insignifiant fut peut-être le seul événement de ma vie.
« Il n’y a plus rien, plus de larmes ! plus de rires ! je l’ai vue de mes yeux vue sur son chemin de croix, ma christique ! Sur le chemin de l’école à sa triste villa, moche ! Mais moche ! Déchue ! Il n’est plus que le seul désert de son pauvre être chéri, elle s’est échouée dans sa souffrance, la douleur partagée entre nous avait été un trampoline d’où rebondir et batifoler dans les airs ! elle est à terre, elle maigrit, elle s’éteint ! Je n’ai pas osé aller à sa rencontre. Je n’ai pas osé nous trahir ! Je n’ai plus de ressources pour ce beau nous que nous fûmes – ce grand mirage. Elle était ma Reine, j’étais son Roi ! Elle n’est plus qu’elle ! Et n’étant plus qu’elle elle n’est plus peu à peu ! Et que suis-je dans ces conditions ! »
La porte claqua dans un bruit de ferraille. J’étais sauvé ! L’ascenseur – un vieil ascenseur, aussi vieux et désuet que mon hôte, fait de fer forgé rouillé et de claires-voies – descendait lentement, bien trop lentement, ses câbles : les déroulements d'un serpent, et je ne vis bientôt plus que les pantoufles de l’Auteur. Il me parut alors qu’une fausse perspective me trompait : je n’étais pas le moins du monde en train de descendre, c’était lui qui s’élevait, lui qui montait au ciel des Lettres dans une épiphanie d’amour, de formidable obstination et d’absence totale de talent.
[fin]