Sauvons l’ours blanc – 2
« Je n’en attendais pas autant, poursuivait-il. Il est vrai, mon travail bénéficie des progrès incontestables de l’humanité. Il y a une hâte générale d’écrire ou de peindre – sans parler de nos merveilleuses photographies ! – une frénésie de création planétaire que j’estime saine. Les siècles portent l’Espèce vers un sens esthétique toujours plus raffiné, une conscience morale suraiguë, un discernement politique exemplaire, des œuvres d’art inouïes en affinité avec les tendres lois d’un marché mondial bon enfant et propice aux démunis en esprit. Je ne pouvais que passer inaperçu. Quelle chance ! Quelle promesse ! »
J’eus un vague soupçon, mais sans m’y attarder et ce fut une erreur : il aurait fallu s’enfuir aussitôt, je n’y étais pas encore prêt.
« Le métier de la taupe, en somme, avec la vision de l’aigle ? Ne seriez-vous pas un peu trop confiant dans l’avenir humain ?
– Résolument positif, même. L’optimisme forcené est ma morale. Que deviendrions-nous sans l’optimisme ! Lucide ? Perte de temps ! Allons de l’avant et, comme disait mon vieil ami Napoléon, on verra après. »
En effet, je ne savais où nous allions à ce rythme et décidai de faire un pas de côté astucieux, un mouvement tournant, selon l’art de la guerre comme du jeu d’échecs.
« Vous avez commencé d’écrire tôt, je suppose ?
– Très tard, à moins de considérer que j’ai toujours écrit, depuis à peu près mon berceau, à cette époque écrivant déjà dans ma tête, la moindre glossolalie étant d’importance pour le nourrisson, et par la suite les évènements de ma vie furent les pages blanches où se profilait ce qui allait être écrit au temps venu.
– Et ce temps ?
– Dès que j’eus l’âge de raison, assez peu précoce chez moi, j’en conviens, mais soyons plus précis, l’Histoire n’attend pas : en 1991, pour mon quarantième anniversaire, nuit de gloire où je me connus et m’aimai. L’incubation avait été lente mais d’autant plus riche. Il se trouve qu’aux environs de 3h du matin je rêvais que je voyageais à bord du vaisseau d’Ulysse. Expédition grandiose ! Je ne pouvais qu’être Homère. Ulysse me faisant remarquer la couleur de miel des nuages sous le soleil, je lui répondis qu’en compagnie d’un si grand navigateur mon œuvre serait une cosmologie portative, une encyclopédie universelle, un portulan des abysses humains et un dictionnaire de scrabble. Le rêve produisit pourtant une tristesse radicale qui me réveilla, ce malheur absolu d’être réveillé… »
[à suivre]