Sauvons l’ours blanc – 3
Que je ne puisse fumer en sa présence (il n’y avait pas de cendrier) justifiait sans doute une nervosité qui me gagnait, l’agitation vague d’un hyperactif à son banc d’école. Une sorte d’inconfort : une inquiétude. Il émit le soupir profond qu’on imagine au morse sur la banquise en train de fondre.
« Ce réveil – de la lumière à l’obscurité – était ressentir un abandon et une solitude irrémédiables dont ne trouver d’équivalent que dans une certaine douleur physique connue à l’hôpital, une douleur fondamentale, une douleur qui absorbait tout l’être, au point de la regretter quand elle s’est dissipée, car elle avait quelque chose à dire d’essentiel que je n’ai pas su comprendre... Il ne restait plus qu’à écrire, malgré tout, ou à cause d’elle, vous le comprenez bien. »
Je ne comprenais rien mais le port de mes lunettes noires cachait opportunément mon désarroi, et ma honte. Il restait à poursuivre l’interview, à l’aveuglette, en somme.
« Vos premiers livres sont passés inaperçus…
– Bienheureusement. Qui en aurait supporté l’existence ? L’époque n’était pas prête.
– Le sera-t-elle jamais ? »
Il me regarda avec sévérité, chercha l’humour, ne le trouva pas, se rassura (à moins qu’il ne fût déçu ?).
« En effet. C’est à espérer.
– Vous pourriez apprendre aux jeunes lecteurs de notre revue quels furent vos premiers essais ?
– Leur sensibilité, dont je ne doute pas, ne concevra la portée de mon travail qu’en écho incertain et flou à travers votre article, c’est mieux ainsi. Qu’ils ne me lisent surtout pas ! Leurs chères habitudes en seraient troublées. Par ailleurs, ce ne furent pas des essais, comme vous dites, mais des réussites parfaites, immédiates.
– Nous en donneriez-vous quelque idée, à défaut de pouvoir les lire ? On les dit passés au pilon.
– Ce fut long. Très long, du moins en maturation, car le geste final était vif, allègre et sans retours. Toutefois, la perfection lasse. Je fus attristé, ce n’était pas encore ça. N’a de valeur que la fracture, la fragmentation, l’inachèvement... La perfection s’use parce que tout est transformation. Son immobilité finit en obsolescence. Le changement – du bébé au cadavre – est la loi. Il faudra vous y faire, cher monsieur. Ainsi, même l’architecture n’a qu’un temps. Un état instable, indécidable, promesse de renouveau, noyau insécable de mystère, convient au grand art. Homère – en étant revisité d’époque en époque – n’est plus Homère... »
Ce sens des généralités grandioses, tombant comme un aigle de leur aire sur le petit mouton d’un critique littéraire – m’épatait. Mieux encore j’étais saisi d’un très esthétique sentiment de nostalgie, inexplicable mais invincible. Je n’aimais pas du tout.
[à suivre]