Sauvons l’ours blanc – 5

Rodrigo de la Sierra

Nous n’étions pas tout à fait en face l’un de l’autre, un peu de coté, en sorte que nos re­gards se rejoi­gnaient en un point neutre : un service à café de Saxe en faïence bleue. Ce dispositif charmant était posé sur une table basse. La ca­fetière avait le bec cassé. J’éviterai – mais pas tant que ça – de faire une trop facile allusion à ce qu’il y avait d’ébréché à cet instant dans l’amertume de sa voix. J’avais pour ma part l’im­pression nau­séeuse d’en avoir trop bu, de ce café, j’aurais voulu rire (ouvertement, m’au­rait libéré), je n’en avais pas la force. L’interview tournait insidieusement à mon désavantage – à mon implication. Je procédai alors au déplacement ex­centrique du cheval sur les cases de l’échiquier.

« Les enfants des écoles apprécieraient certainement que vous donniez une idée plus précise de vos premières difficultés, si admirablement surmon­tées.

– Pourquoi pas ? Qu’ils suivent mes pas ! J’ai longtemps cru n’avoir rien à dire – allant jusqu’à penser qu’il n’y avait plus rien à dire, ce qui était abu­ser d’une généra­lité pour se cacher derrière. C’est assez simple : il suffisait d’écrire. Ce qu’il y au­rait à dire se dirait sur le fil ou se tairait à jamais. Ne nous y trompons pas : il y a là un travail d’équipe immense, un équi­librisme d’athlète et qui est donné à peu et non sans bien des années d’appren­tissage, quoique ce sens de la danse soit un don, cette vie de fumambule une forme de folie en bonnet de nuit. Un tel accord entre l’esprit et la main est la seule pensée. »

J’approuvais vivement, non sans vérifier au passage et par association d’idées que mon magnétophone fonctionnait correc­tement, ce qui me rassu­ra : un peu d’objectivité. L’auteur ne s’aperçut de rien ou n’en tint aucun compte, sa pensée flot­tant en état de lévitation à trois mètres au-dessus de ma tête.

« Votre vie ne fut donc pas des plus faciles ?

– Ma vie ? Je m’étais dit : qu’est-ce que je vais faire du ga­min ? Car je suis joueur, très plaisantin, trop souvent frivole, cette pudeur. »

Qui l’eût cru ? Il ne remarqua pas mon étonnement, ou plu­tôt n’en tins aucun compte, il savait où il allait, j’avais caché mon sourire en baissant la tête mais ce geste avait l’air d’une soumission et j’en fus très mécontent, il redoubla mon malaise. Je me redressai vivement, ayant tout du cheval qui s’ébroue, et faillis même hennir, mon Dieu ! pourquoi cette image ? Pourquoi ? Ce comportement aurait d’ailleurs été tenu pour une forme de fo­lie intéressante et qu’il aurait aussitôt noté dans un de ses carnets de travail en moleskine (forcément en moleskine).

[à suivre]