JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 1001 vies (440) : 26 juin
26 juin
J’avais pris l’habitude d’imaginer mes interlocuteurs sur leur lit de mort. Et vraiment je les voyais. Cela relativisait largement leurs propos. Il se produisait un effet de décalque maladroit. Un visage lointain abolissait le visage bavard. Un visage animé flottait sur un arrière-plan neutre, hiératique. La gravité anoblissait ou bien se laissait entrevoir une intimité indiscrète, la banalité dans l’ordinaire des jours de qui ne se croit pas vu, le laisser-aller de la tombe.
Mon étroit télescope donnait sur la basse-cour des hommes. Il était une économie de temps. Il suppléait au risque de prendre quiconque au sérieux. La comédie de surface était trop visible, les mobiles secrets surexposés, l’indifférence de fond enfin manifeste, le savoir indicible qu’on est mort de tout temps.
L’amour n’y échappait pas, et la déchirure, et le sanglot éperdu, j’y viendrai plus tard.
Considérons ce qui précède comme une récréation entre deux heures de cours assommantes ou comme la clairière où repose le voyageur harassé au milieu des milles dangers d’une sombre forêt.