1001 vies (517) : Jean & Jean, souliers chics, et la condition humaine – 47

Antidotes 47

Barbe bleue

Il est d’abord ardu de dégager du désir ce qui relève de l’enchantement d’une personnalité, on n’y tient d’ailleurs pas, tout va de soi, son corps est à cette personne un gant de soie, ou est-ce l’inverse ? vous n’iriez pas prélever la peau pour y voir de plus près, de l’anatomie aux fibres nerveuses du sentiment, l’écorchée vous en voudrait, à juste titre : après usage de l’enchantement et de ses substituts, la douce voix, l’esprit délicieux, ce rire ! il sera toujours temps d’accrocher la peau dans votre penderie, à côté de l’alignement des autres, et de refermer la porte, ce sera pour une autre fois.

*

Nous étions très agités dans l’armoire après avoir passé quelque temps à regarder Netflix, en compagnie du boss, bien sûr. Cette plateforme est vouée à « cibler » les jeunes – sans être très certaine qu’ils soient si jeunes qu’eux-mêmes le croient. À moins qu'ils ne le soient toute leur vie – Peter Pan de supermarchés. Une malédiction.

– Et maintenant, un Arsène Lupin noir !

– Quelle niaiserie ! 

– Ils rééduquent le culture !  

– Mao pas mort. Molière, si.

– La Vertu ne passera pas par nous !

L’époque n’a pas l’esprit vif et, par dédain, nous allâmes avec le chef dans son square favori au soleil pour qu’il lise sur un banc privilégié quelques pages des Mémoires de Giacomo Casanova – posture parfaitement snob dont se délecter.

Ses résistances à lui.

Par une fenêtre vénitienne – ainsi qu’il nous l’apprit – Casanova voit chaque jour se promener dans une courette l’esclave d’un turc. Il se sent devenir fou de ne pouvoir rencontrer un si bel objet.

Si cette page n’était pas censurée à l’avenir, allait-on modifier le texte ou signaler doctement en bas de page qu’une femme n’est pas un objet et que Giacomo aurait dû s’indigner (s’indigner !) au lieu de se contenter d’apprécier la jeune victime ?

– Quelle grâce chez cet être fluide qui s’amuse de tout et ne s’attarde à rien !

– Quelle école !

Le chef cessa peu à peu de changer de pied d’appui, croisa les jambes très élégamment, et tout s’apaisa.

Un ultime soupir.

– À bas Saint-Just !

*

– Je ne suis pas d’accord avec ce qui se passe ici.

C’est par ces mots que le boss traversait à grane allure et sans trop d’encombre les vernissages. Ce n’était pas méconnaître un talent éventuel, c’était n’en être pas, farouchement, grignotant à la sortie un toast rance, jetant un gobelet de sangria dans la poubelle municipale appendue au tronc d’un micocoulier.

Soyons honnêtes, il ne traitait pas mieux ce qu’il avait imaginé dans l’enthousiasme d’une nuit et qui aurait tout du château des bords de Loire dévasté par une surboum au petit matin venu. À propos de sur­boum, il songeait à une autre vieille expression : avoir la berlue. Mouches et toiles d’araignée papillonnant dans la rétine, il se berlurait, et même il s’éberluait de miracles. À force d’usure, il en venait à déformer le réel comme le ferait un miroir anamorphique de fête foraine. Voilà ce qu’était son talent : il avait des flonflons de bal fantôme dans les oreilles comme d’autres des acouphènes.

– Je ne suis pas d’accord avec ce qui se passe ici !

À ce sujet, il nous déclara tout à coup qu’il avait enfin trouvé son épitaphe, l’ultima verba qui résumerait sa vie !

Ce n’était pas une raison pour nous envoyer valser à travers sa chambre avant de s’effondrer sur le lit. Quel mauvais caractère ! Quel manque de gratitude envers la vie ! Puisqu’il en est ainsi, il sera tout seul dans son cercueil. En chaussettes.