1001 Vies (601) : La Tour de Babil – 6
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Cela peut surprendre mais j’ai un vélo d’appartement.
L’idée m’en est venue aux environs de ma quarantaine, on ne peut pas mieux dire, quand l’horizon qu’on appelle la mort ne se dérobe plus au bout de la route : pédalage en souplesse – attaque du grand col de l’Espérou – premiers lacets dans l’encadrement de ma fenêtre – garder le souffle – ce qui aère l’esprit, oxygène le cœur, permet de dépasser le peloton des pensées communes et ne risque pas d’enrhumer. C’était l’idée.
Le vélo est à prise de pulsations cardiaques avec capteur et freinage d’urgence magnétique motorisé, porte-gourde en option – mais je n’ai jamais su m’en servir et, en conséquence, je ne suis jamais allé très loin. Aujourd’hui il est rouillé, une ruine de vélo. Le guidon me sert de jardinière. – Et juché sur un socle, le tout ferait très Art contemporain.
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Mon institutrice est un sacré mécanicien. Elle a réparé toute seule les pédales, huilé la chaîne, changé les roues, et, par la même occasion, m’a appris à faire du vélo sans tomber.
Il me semble reconnaître l’air que pianote ses doigts sur ma tête.
Moi – Le fameux air de l’impatience ? Non ?
N’obtenant pas de réponse, je ralentis, saute de la selle et passe l’arrivée et mon peignoir.
Moi – Oh ! J’ai failli vous heurter, et sans même une excuse ! Ce que c’est que la virilité !
Elle n’a eu qu’une intention : prendre ma place, et pédale déjà.
Ce petit exercice physique matinal m’ayant désengourdi l’esprit, aéré les neurones, bonifié le cœur, je m’attelle à une autre sorte de charrue : mon ordinateur HP Spectre X360 .
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J'aime appeler madame Philomène ma folie sans autre raison que mon arbitraire, comme autrefois ces petits pavillons distingués dans des bois, minuscules châteaux qui étaient des rendez-vous d'amour et de chasse.
Je crois vraiment en elle, à présent. Elle ne m’apparaît plus comme la présence vivante de ce lecteur que je guettais et créais en creux dans les songeries de ma bibliothèque sous les toits.
Elle a sur moi un effet de dépaysement, je suis comme un enfant, j’en ai les yeux lavés, les oreilles débouchées, les joues roses, la frimousse éveillée par le frottement du gant. J’attends beaucoup de nos entretiens au cours de nos courses à vélo !
Ma fantaisie est en plein sprint, très véloce, j’ose le dire. Je suis heureux comme jamais. J’ai quelqu’un qui m’écoute ! Pendant qu’elle attaque le col de l’Espérou j’arpente la bibliothèque en tous sens, feuilletant un vieux carnet de notes malveillantes, tracées d’une écriture de ministre qui tient toute la page. La mienne.
Ce sont les observations d'une jeunesse allègre, merveilleusement critique et ne doutant de rien, mais secrètement effrayée. L'adolescent s'accrochait à la falaise de sa propre importance, à ceci près qu'l avait le vertige et se balançait dangereusement.
Tel poète, selon lui, est un petit homme assez déplaisant, comptant ses vers comme des sous, de mauvaise foi, hypocrite, louche, sentencieux, pompeux – et finalement terrifié par la mort, son obsession – qu'il sut admirablement visiter. Dès sa première œuvre – très ennuyeuse – il anticipe que sa tâche sera d'aller dans la sombre Forêt – là d'où notre vie est enfin visible, là d'où se voit que certaines âmes sont déjà mortes – dans une radiographie des pathologies. Ce sera son grand succès. Il est assez bien placé pour cette croisière hors du commun..