1001 Vies (625) : La Tour de Babil – 30
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Les Jardins de la fontaine était un lieu de voies d’eau, de statues de dieux et, par excellence, d’apparitions divines. Oui, comment ne pas avoir la nostalgie d'une époque où la moindre source avait sa naïade ? Il me reste d'un paganisme bon enfant de parler souvent à mon mobilier et de m'excuser si je heurte une chaise.
Ce dimanche-là, près de la source des Jardins, le dernier des communistes, assis sur un pliant, une brassée de Marseillaise pressée contre sa poitrine, vendait du muguet révolutionnaire (pots ou brins) en dépit des saisons et du jugement de l’Histoire.
Un des damnés de cette ville vouée aux enfers du Mistral s’immobilisa ; ouvrit le journal contre le vent ; se battit un moment avec les pages ; la bourrasque eut le dessus : elle alla feuilleter le quotidien un peu plus loin, contre un micocoulier en fleurs. Ainsi le damné de la terre ne saura-t-il jamais rien de la dernière crise sociale, ouverte comme une fracture au tibia.
Ces petites activités de peu de sens auraient bienheureusement occupé notre attention, posée sur un banc de pierre, si le pauvre homme n’avait fait une boucle dans son circuit erratique.
– Mâchon dit que tu parles tout seul et que tu prends alors une voix de fille.
Moi – Mâchon n’a jamais su ce qu’il disait.
Elle – C’est bien vrai.
☆
Soucieux de discrétion (l’auteur doit écrire caché), j’avais voulu fêter le souvenir de Lili de la plus belle des manières en traitant d’elle entre les lignes dans un préambule à mes Mille et Une Vies sous le fragment Janus : un court écrit aimable (aimable parce que court). Après tout, ne lui devais-je pas la plus belle de mes vies, et peut-être la seule ? Il est des rivières invisibles qui parcourent l’océan et le transverbèrent, il en sera de même dans ce fragment : un remous à peine perceptible en surface trahit une profonde émotion.
Ma nébuleuse s’y trompa, crut qu’il s’agissait d’elle et fut d’abord tout à fait conquise et déjà anxieuse du résultat. Elle m’appelle même pour l’occasion « mon Orphéon » – ce dont j’augurais beaucoup. Après un toussotement cérémonieux, je me lève de notre banc et lis à haute voix dans un tempo harmonieux, sans rien précipiter, avec ampleur et, je dois l’admettre, assez magistralement.
Moi – Dire le mot juste est dire le mot seul à même de dire l’énigme et de la résoudre, ce premier mot d’un récit dont on ne sait rien et qui confirmera le récit dans sa fin. S’il n’a pas dit l’énigme il était faux – forcé – et se dissoudra dans le cours du récit. Un nouveau mot sera appelé. Il sera le bon mot ou bien le récit n’aura pas de fin. Parfois il n’est élu qu’à la fin, il était le port de ce grand voyage au hasard et le mot de la fin sera le mot du début. Le vrai mot suffirait s’il ne fallait l’éclaircir, c’est la tâche du récit et sa justification, découvrir logiquement le mot qui dit l’énigme de dire.
Philomène m’observait sans comprendre.
Elle – Et tu parles de moi, là ?
Peu à peu un air de reproche solidifie ses traits.
[à suivre]