1001 Vies (627) : La Tour de Babil – 32 et fin
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Au petit matin l’air printanier par les fenêtres ouvertes dans la vieille bibliothèque est de bon ton, frais sans excès, tiède sans être émollient. L’orage avait nettoyé la nature.
Mon institutrice doit se pencher pour resserrer le foulard mauve à sa cheville, rattrape sa capeline noire qui lui est tombée sur les pieds, l’assure à son front. Elle est tellement muette ces temps-ci.
Je soupire bien fort.
Moi – Notre Seigneur nous approche par paraboles (celles du Christ ainsi que l’immense parabole de la Bible) comme nous tentons à notre tour de l’approcher par nos métaphores.
Philomène pose la fraîcheur de sa paume sur mon front. Non, je n'ai pas la fièvre. Ou plutôt si, j'ai la fièvre.
Elle – La prière est une bonne réorganisation du langage.
Aussitôt, sautant du lit, j’ai le bon goût de descendre par la même occasion acheter deux beignets sucrés en armure d’or (pâtisserie Potachon, rue Semart). On s’y consacre. L’éclat des mignonnes dents dans le cœur tendre et doré du beignet est pur bonheur.
Elle – La gaité est une forme de prière.
Passé sur la terrasse, j’allume une cigarette. Philomène, qui craignait que je n’enfume les nuages, ne proteste plus et j’en suis attristé.
Elle –– Je ne suis plus bien sûre d’exister pour de vrai…
Moi – Mais tu devrais.
La fumée, suave, onctueuse, évolue pour se perdre dans le bleu – une tuyère de cendres retombant sur terre après l’effort.
Moi – Ou je souhaite que cela reste indécidable.
Et tout à coup je n’ai plus de main sur mon front et plus de front mais toujours la fièvre.
Elle – Un écrivain, c’est plus encombrant qu’un mari.
☆
Le petit vélo d’appartement s’élève déjà au ciel avec ma folie pédalant.
C’est un si vieux vélo, mon vélo, désuet, fait de fer forgé rouillé et de claires-voies.
Je ne vois bientôt plus de Madame Philomène que l’envers de ses pédales à hauteur des nuages.
Elle – Mon écolier ne me fait plus rêver.
Il me paraît alors qu’une fausse perspective me trompe : je ne suis pas le moins du monde en train de descendre (ou chuter vers un avenir idiot), c’est ma rêverie qui s’élève, elle qui monte au ciel des Lettres dans une épiphanie d’amour, de formidable obstination et d’absence totale de talent.
La capeline blanche posée sur le bureau et le foulard mauve noué à ma cheville sont peut-être le seul événement de ma vie.
[fin]