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Publié par Michel Castanier

[IVANA STOJAKOVIC]

 

2

 

Le vieux vigile harki ne montre rien de sa curiosité – d’abord par délicatesse, ensuite par une crainte vague de ce qu’il apprendrait de cette cliente si bien habillée, si délicate, si raffinée – dont il connaît le prénom par sa carte bancaire : Olympe ; bientôt, une certaine intimité s’étant éta­blie entre eux par l’entremise de leurs allées et venues mé­lancoliques à distance l’un de l’autre dans le centre commercial, devant la mer méditerranée, il ne se renseignera plus à son sujet, ce serait une indiscrétion, de plus inutile : il sait.

Au cours de sa ronde, à moitié endormi, à moitié ivre, traîné par son rottweiler plutôt que le menant, le vieux vigile – pour rêver de sa vie avec la mer­veilleuse inconnue – mar­monne sans cesse. Après sa ronde, assis sur une chaise au comptoir de l’Accueil, la tête do­de­linant sur sa poitrine quand il a trop bu, il a des mots souterrains d’ivrogne dans leur gangue de mélancolie, inaudibles à l’oreille des gens actifs et joyeux dans les allées des magasins.

Olympe aimerait ces in­termittences de la voix du som­nam­bule, cette pro­gres­sion du récit dans son demi-sommeil.

Il semble en effet que ce soit les eaux de la Méditerranée s’ali­gnant au loin qui mur­murent. Il improvise de belles histoires où ils se tiennent tous deux dans des transars aux premières classes d’un paquebot en route pour le New-York des émigrants, ou se reposent dans la galerie d’un bungalow au fond de la jungle équatoriale, couple de nou­veaux riches rendant la justice de Salomon devant une assem­blée de péons rieurs, ou aristocrates pensifs sur la plus haute tour de leur château septentrional de Thulé, la belle voleuse assise aux pieds du seigneur, câline et bonne, une ca­peline de soie blanche sur les genoux, lui-même, fin saoul, la nuque appuyée sur un coussin de cachemire vert, ayant le regard du Guetteur pour les chutes d’eau gigan­tesques au bord du monde connu.

L’émotion est trop grande – et une peur vague. 

Le maître-chien a une violente saccade nerveuse de la main. La chienne s’est endormie dans un rayon de soleil qui passe la verrière du super­marché. Elle vient lécher les joues de son maître, toute chaude du jour.

La main du vigile qui gratte le crâne de sa bête est un coquil­lage vide – mémoire de nacre sur le sable des plages du monde.

 

[à suivre]

 

 

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