1001 Vies (776) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 63
– On peine à croire à la bêtise. On la suppose de la mauvaise volonté, de l’indépendance un peu fruste, une méconnaissance tout à fait provisoire. C’est une curiosité, un amusement : on est au spectacle, mais pas très concerné. Et puis on en est victime. Et tout en est changé. Sa violence nous choque. Elle met la vie en péril. La vie collective. La vie privée. On va la guetter, on ne se laissera plus surprendre. On a identifié la menace. Bientôt on ne voit plus qu’elle. Elle est partout. Tout le temps. En dernier lieu on la découvre chez soi. Voilà, elle est passée. On a été contaminé. On était sain, pure intelligence, grand cérébral, nous voici une menace pour les autres et pour nous-même.
La bêtise est notre premier mouvement. Ensuite, on verra. On nuancera. On éclaircira. La civilisation viendra après, elle ne nous est pas naturelle. Il suffit de très peu (un problème nouveau, une situation inconnue, un étranger, des étrangers, Zéphira) pour revenir à la nature, si prompte à tout résoudre, si confortable –
Il m’arrivait tout de même d’être bousculé sur mon petit hors-bord dans l’auguste sillage de la conversation de Chausson, quelque chose m’emportait plus que je n’aurais cru et ce malaise vague me chahutait.
Lui – La bonne écriture est une radiographie, mon garçon.
Moi – Ça alors !
Lui – Elle voit l’os (le procédé), la malformation (le ridicule), la cassure (l’intelligence déficiente), l’organe atteint (l’obscurité qu’on ne peut éclaircir sous peine d’éparpiller la poussière d’un cliché), l’ombre sinistre (l’insignifiance du narcissisme).
Moi – N’y a-t-il pas un bon narcissisme, comme il y a un bon cholestérol ?
Lui – Cela prend beaucoup de temps, une si minutieuse méditation, autant qu’il est nécessaire pour que se crée le vrai visage de l’Auteur.
Moi – Que de patience faut-il à l’Histoire elle-même pour créer nos grands hommes !
Lui – Que d’effets de perspective progressivement calculés par les interprétations successives du monde !
Moi – Que de reliefs travaillés dans les Montagnes rocheuses de la postérité !
Lui – Or, qui était Homère ?
Moi – Ou plutôt qui étaient Homère ?
Lui – Un dernier mot !
Moi – Je peine à y croire.
Lui – Tu n’apprendras pas sans sympathie qu’une manifestation de soutien à défilé toute une après-midi autour de mon square. Une centaine de dames qui tournaient en rond, farouches, toutes rouges de colère sous une banderole Sauvons l’ours blanc ! Cette ode populaire et bon enfant à ma personne s’est dispersée dans le calme.
J’y réfléchis seulement : avec qui suis-je enfermé dans ma bibliothèque ?
[à suivre]