1001 Vies (787) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 74
– Je sais, c’était il y a longtemps – pour toi.
Je crois t’avoir trouvé toutes les justifications. Cette Somme n’épuisera jamais l’Énigme : comment as-tu pu maltraiter ce que nous vivions, ma Zéphira ? Être passé en un tour de main de tant de bonheur clair et joyeux à ce désarroi et à cette souffrance m’a laissé abîmé dans ce que je tolère le moins au monde : l’absence de compréhension. Je cherchais en moi des réponses qui me condamnaient mais qui soient au moins des explications. Elles n’expliquaient pas tout. Pas plus que les justifications que je te trouvais. Cette sidération où m’a laissé ta fuite me durera jusqu’à ma mort, quoi que je vive entretemps. C’est un moment de mon existence qui s’est immobilisé en plein vol – comme un personnage de dessin animé passe le bord d’une falaise et poursuit un instant sa course : cet instant affolé, je n’en suis jamais tombé. Douloureusement grotesque pour l’éternité.
D’ailleurs, tu vois, c’est si vrai que je continue d’en parler à mes amis malgré ton absence et ton silence, je parle dans le vide.
C’est le défaut de sens – le manque vertigineux – qui anime par impulsions ces appels de corne de brume du fond du brouillard et qui font fuir des volées de moineaux à la terrasse du Café Carré.
C’est ce défaut de sens – ce manque vertigineux – qui anime par impulsions ce que je pense tout le temps. –
« Et justement, mon cher Ali, donnons témoignage de la honte des hontes pour notre collectivité. La Mort de la petite marchande d’allumettes ! »
À sa façon d’approuver de la tête, patientant à mes côtés, je comprends que le serveur du Café Carré ne m’écoute pas ou ne comprends pas de quoi je l’entretiens.
En effet, elle n’est pas scandaleuse l’irrationalité tendre du discours d’une maman pour l’enterrement de sa fillette détruite par un Immonde.
Elle est scandaleuse la caméra fouineuse qui fouille longuement la foule devant l’église, à l’affût des larmes « anonymes ».
Elle est scandaleuse l’agora télévisuelle des « experts » commentant – entre deux packs de publicités – la « pureté enfantine » et ce que seront « les schémas de reconstruction » autour d’une chaise vide à la table familiale.
Elle est scandaleuse la citation de la Bible à l’église : « Laissez venir à moi les petits enfants. »
Elle est scandaleuse la voix feutrée de l’oraison funèbre, inadmissiblement égale et douce – partout au monde la même diction chic, la rhétorique de bon ton déplorant les horreurs pleurées en ce monde.
Je pressens qu’Ali va mourir de lassitude.
[à suivre]