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Publié par Michel Castanier

[Alina Stróżyk]

 

5

 

Dès qu’ils se sont écar­tés l’un de l’autre, comme ils sa­vent être spontanés l’un pour l’autre, après qu’il ait caressé sa joue du bout de deux doigts elle dit Mon Dieu, que tu m’as troublée ! Il ne l’est pas moins et le lui fait con­naître. Sur quoi les deux amis quit­tent leur banc om­bragé au square Antonin, d’un même mou­ve­ment, sans se consul­ter, et ils par­tent l’un derrière l’autre droit de­vant eux jusqu’à ce qu’il faille ad­mettre n’aller nulle part, qu’en fait ils se fuient sans pouvoir se quitter, par la force des choses. Elle le dé­pose, selon le mot qu'elle emploie, un peu vexant, à une ter­rasse de ca­fé et s’en va.

Héloïse allait surgir derrière lui peu après, alors qu’il ren­tre  à la maison, pensif, et lui donner une grande claque sur son cha­peau, ceci fait avec un rire nerveux – comportement inouï qui donne à connaître qu’elle s’est ressaisie et y a gagné une ré­serve nou­velle, in­con­nue d’eux : une distance qu’il devra, ra­justant son chapeau, à l’ave­nir attendre d’elle. Il s’ensuit immé­diate­ment un mé­lange confus de soulagement et de chagrin. L’apai­sement vient de n’avoir plus de responsabi­lité dans leur rela­tion (Abélard n’aura plus à te­nir un rôle viril, envi­sagé non sans ap­préhension assez tôt), le chagrin tient à l’as­surance que cette même relation ne se­ra plus la même, plus aussi naturelle. Qu’en fait, elle est ter­minée. Jamais ils ne retrouveront la fraîcheur de leur amitié amou­reuse, la spon­ta­néité, l’innocence ni l’intelli­gence.

Il y avait eu du charme entre eux, il le mesu­rait mieux que jamais, il y son­geait avec une agréable mélanco­lie. Ils seraient à présent condamnés aux arrière-pensées, aux cal­culs, à des réserves, en un mot à la bêtise ordinaire.

Abélard met du temps, avançant en silence au­près d’Héloïse, à s’avouer que, de plus, elle l’a re­tranché, par un geste in­con­gru (ce coup qui lui enfonce son chapeau sur les oreilles), du monde des vi­vants. Il ne lui se­ra plus possible de croire en ses chances. Le mal – physique et mo­ral – a repris le dessus. Déjà, il le lui reproche vive­ment, sans rien en dire, soudain saisi d’une grande colère alors qu’elle se pen­che pour échanger sur le pas de sa porte un baiser d’au revoir tristement frater­nel.

L’ascenseur, pour une fois, n’est pas en panne, et cette bonne nouvelle est une brève rémission dans les tourments du pauvre fantôme. Les paliers se succèdent der­rière les grilles. Héloïse aurait dû les laisser être, peu importe: c’était eux et c’était déli­cieux. Ils n’ont pas su où ils en étaient et où ils allaient ensemble: c’était bien, mais c’en est fini. Il n’invoque­ra même pas ce que les précautions à venir, les res­trictions, les faussetés, di­ront de la crainte qu’elle a eu à l’égard de la vérité de leur rela­tion. Il est trop tard, se dit Abélard en refer­mant la porte de son ap­partement et poussant sur les roues de son fau­teuil or­tho­pé­dique.

Sans doute a-t-elle parcouru les mêmes pensées et ad­mis (Héloïse est suffisamment exacte pour cela) qu’elle est sans cou­rage pour la répul­sion que lui procu­re l’état phy­sique de son ami, car ils ne se revoient plus qu’au hasard d’un salut gêné – un peu hon­teux – quand ils se croisent dans une rue de leur quar­tier, lui roulant et elle déroulant un pas souple, ou à l’occasion d’un entretien banal au cours d’un dîner chez des connaissances com­munes.

Il prend grand soin – avant de lui parler – d’essuyer la bave à sa bouche avec la serviette de table.

 

[à suivre]

 

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