1001 Vies (788) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 75
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Dès qu’ils se sont écartés l’un de l’autre, comme ils savent être spontanés l’un pour l’autre, après qu’il ait caressé sa joue du bout de deux doigts elle dit Mon Dieu, que tu m’as troublée ! Il ne l’est pas moins et le lui fait connaître. Sur quoi les deux amis quittent leur banc ombragé au square Antonin, d’un même mouvement, sans se consulter, et ils partent l’un derrière l’autre droit devant eux jusqu’à ce qu’il faille admettre n’aller nulle part, qu’en fait ils se fuient sans pouvoir se quitter, par la force des choses. Elle le dépose, selon le mot qu'elle emploie, un peu vexant, à une terrasse de café et s’en va.
Héloïse allait surgir derrière lui peu après, alors qu’il rentre à la maison, pensif, et lui donner une grande claque sur son chapeau, ceci fait avec un rire nerveux – comportement inouï qui donne à connaître qu’elle s’est ressaisie et y a gagné une réserve nouvelle, inconnue d’eux : une distance qu’il devra, rajustant son chapeau, à l’avenir attendre d’elle. Il s’ensuit immédiatement un mélange confus de soulagement et de chagrin. L’apaisement vient de n’avoir plus de responsabilité dans leur relation (Abélard n’aura plus à tenir un rôle viril, envisagé non sans appréhension assez tôt), le chagrin tient à l’assurance que cette même relation ne sera plus la même, plus aussi naturelle. Qu’en fait, elle est terminée. Jamais ils ne retrouveront la fraîcheur de leur amitié amoureuse, la spontanéité, l’innocence ni l’intelligence.
Il y avait eu du charme entre eux, il le mesurait mieux que jamais, il y songeait avec une agréable mélancolie. Ils seraient à présent condamnés aux arrière-pensées, aux calculs, à des réserves, en un mot à la bêtise ordinaire.
Abélard met du temps, avançant en silence auprès d’Héloïse, à s’avouer que, de plus, elle l’a retranché, par un geste incongru (ce coup qui lui enfonce son chapeau sur les oreilles), du monde des vivants. Il ne lui sera plus possible de croire en ses chances. Le mal – physique et moral – a repris le dessus. Déjà, il le lui reproche vivement, sans rien en dire, soudain saisi d’une grande colère alors qu’elle se penche pour échanger sur le pas de sa porte un baiser d’au revoir tristement fraternel.
L’ascenseur, pour une fois, n’est pas en panne, et cette bonne nouvelle est une brève rémission dans les tourments du pauvre fantôme. Les paliers se succèdent derrière les grilles. Héloïse aurait dû les laisser être, peu importe: c’était eux et c’était délicieux. Ils n’ont pas su où ils en étaient et où ils allaient ensemble: c’était bien, mais c’en est fini. Il n’invoquera même pas ce que les précautions à venir, les restrictions, les faussetés, diront de la crainte qu’elle a eu à l’égard de la vérité de leur relation. Il est trop tard, se dit Abélard en refermant la porte de son appartement et poussant sur les roues de son fauteuil orthopédique.
Sans doute a-t-elle parcouru les mêmes pensées et admis (Héloïse est suffisamment exacte pour cela) qu’elle est sans courage pour la répulsion que lui procure l’état physique de son ami, car ils ne se revoient plus qu’au hasard d’un salut gêné – un peu honteux – quand ils se croisent dans une rue de leur quartier, lui roulant et elle déroulant un pas souple, ou à l’occasion d’un entretien banal au cours d’un dîner chez des connaissances communes.
Il prend grand soin – avant de lui parler – d’essuyer la bave à sa bouche avec la serviette de table.
[à suivre]