1001 Vies (789) : LA TENDRESSE DU SNIPER – 76
Autorisons-nous une précision opportune, car me voici songer avec amertume comme la rumeur salit tout ce qu’elle touche. Si pur que nous soyons, est tachée la blanche hermine, et le doute nous contamine.
Et si j’étais ce qu’on dit de moi, pas encore entraperçu par moi, ces rumeurs, on se connaît si peu ? Il ne s’en faut pas de beaucoup pour que la tache soit d’huile et s’étende dans le tissu fragile. Je m’examine de plus près, au prix de bien des contorsions pour mieux voir ce que je n’ai jamais eu le souci de voir : mon propre dos, je gagne en perspectives, en angles de vision, et bientôt il faut l’admettre, ce petit dos réduit qui s’éloigne du Café Carré y gagne une distance plus juste, c’est moi. Cet être faux. Cette médiocrité. La tare qui se cachait dans mon dos, qui se cachait même à elle-même, l’être qui sans cesse se tournait le dos.
Je confirme et dépose de la monnaie dans une coupelle. C’est bien cela. Me voici la tache même ! N’est-il pas plus confortable d’être ce qu’on me prête d’être ? Peu importe si ce n’est pas vrai, ce sera vrai.
(La chute de Satan, cet artiste contrarié, aurait dû être le premier rire de l’humanité. Ce n’est pas le cas. Personne ne sait voir combien le Mal est ridicule. Un homme marche, glisse sur une banane et tombe. On rit. En revanche, la dégringolade du haut d’une falaise ne nous fait plus rire du tout. Elle devrait. C’est penser petit. Si l’ordre du vivant est atteint, et non plus l’ordre social ou moral, le rire se brise dans la chute. La mort a pointé son bout de nez. Elle fait peur.
Or, elle est extrêmement drôle. Ainsi la marche est-elle une chute régulièrement interrompue, chaque bipède le sait. Autrement, s’il y avait culbute continuelle, un non-sens absolu arriverait en catastrophe dans les raisons d’être que se donne l’homme qui va méditant, les mains dans ses grandes poches. Allons plus loin. Une vie n’est-elle pas une chute retenue ? Voilà qui devrait être hautement comique.
Un homme qui meurt perd la tête, les sens, et le sens de sa vie conquis sur tant de doutes s’effondre lamentablement, d’un coup et sans raison notable. N’y a-t-il pas de quoi rire ? On hésite. Nous respectons trop la mort, nous lui faisons allégeance comme à tout ce qui est plus fort que nous, le maître à penser, le tyran, mon boucher, mon épouse. La mort est bouffonne. Mozart l’a su.)
[à suivre]