J’ai assisté à la mort du cygne. Un bouillon qui n’a pas passé. Mourir d’un bouillon, comme un mauvais théâtreux du XIXème siècle !
Mon vieil ami Chausson n’avait jamais trompé Louise, son épouse, par lâcheté, ou ennuyé d’avance d’un si grand effort de dissimulation prétendant qu’elle était « toute la femme ».Avec qui lui être infidèle ? D’autant que Louise, fille d’un équipementier des mers et d’une descendante de vignerons bordelais, était bien la seule qui puisse entretenir l’héritage familial : la maison de maître, le parc des grands sapins et les deux paons.. Ce jour-là, Louise nous fit servir cette soupe si simple dont le vieux poète raffolait quand l’automne était venu – et peut-être était-ce tout son amour pour Louise, un amour potager : une soupe, aussi nutritive que légère, aux vermicelles, au blanc d’œuf, à l’ail et au laurier, avec un filet d’huile d’olive, qu’on appelle un aigoboulido dans l’idiome natal de l’héritière de leur vaste domaine.
De tout le repas buvant énormément, Chausson se montre convivial, très aimable, trop aimable, quoique conservant l’air douloureux d’un homme atteint d’une occlusion intestinale. En vérité (eut-il la prescience de sa mort prochaine ?), il s’était résolu à dévoiler au monde son « secret » – la clé qui scellait une œuvre à peu près incompréhensible. Dès son premier verre de Bordeaux, il nous avait avoué ne pas savoir comment il procédait, ce qui ne me surprenait pas tant que ça. Il est intéressant de le noter, la rétention narrative (et l’inlassable report du dénouement) est une des astuces de ses proses poétiques très alambiquées : si on se perd dans les boucles d’une phrase il a la courtoisie de nous y rechercher, paraît-il, mais sans ostentation, loin de nous tendre la main – bien au contraire, politesse raffinée, hautaine, il semble se tourner et nous attendre, mais en fait il ne nous mène jamais nulle part, ne sachant pas lui-même où il va.
Sans se résoudre à nous confier le fil rouge dans la trame de la tapisserie d’Aubusson de son œuvre, le motif caché, l’alcoolique attendait comme à l’accoutumée l’inspiration, l’improvisation ingénieuse, l’art de dire et la chute.