En cas de tempête ce jardin sera fermé – Sous le regard de cette femme – 13
Sous le regard de cette femme
Louise s’était tenue à l’écart du repas, le dos tourné, bras croisés, devant la baie vitrée qui donnait sur les plates-bandes de la propriété, les allées de gravier fin et le couple des paons caractériels.
– Dieu sait, Chausson, que vous en prenez soin, vous et votre jardinier, mais d’où vient que notre parc m’ait toujours paru abandonné ?
L’épouse appelait l’époux par son patronyme et le vouvoyait obstinément depuis leur nuit de noces – snobisme, allégeance ou choc post-traumatique, je ne sais. À moins qu’elle ne se fût prise pour sa Conscience. Elle s’était exprimée d’une voix si douce que je n’aurais rien entendu sans mon sonotone. Chausson n’en avait pas besoin. Il était à son égard une immense oreille.
Chausson était un chasseur de signes. Un écrivain doit être un bon chien d’arrêt. Il a de l’ouïe, il entend la levée de la bécasse des bois hors des buissons. Or Louise savait, à l’évidence. L’ingénieuse métaphore était claire. Le grand Œuvre, loin d’être un jardin à la française, comme il voulait le laisser croire, n’était qu’une jungle amazonienne, un brouillon de Versailles. Chausson en était agacé – il était si facilement irritable en ce qui concernait son « travail » : cette épouse avec qui il n’avait jamais parlé que par métaphores (même au lit, disait-on à l’Office), ce grand Témoin de l’activité géniale venait de lui apprendre – en aparté (métaphoriquement) – qu’elle connaissait depuis toujours le fameux secret de son Art poétique. Et qu’il était mal entretenu et sans grand intérêt.
Lâchant son verre de vin, le Maître déposa sur le bord de son assiette creuse un petit tas de vermicelles en forme de lettres d’alphabet, tria rageusement jusqu’à ce qu’il obtienne un mot que je distinguais sans peine : connasse.
– On ne joue pas avec la nourriture, dit Louise sans se retourner.
Chausson, avalant trop vite le mot coupable, comme on rature, s’engoua, fut bientôt très rouge, et même mauve tant il avait bu, il avait besoin d’air, il en réclama. La chère épouse poussa le fauteuil roulant (l’époux venait de se casser la rotule, comme une vieille dame) sur la vaste terrasse dite aux citronniers en pot, devant le parc animé de bourrasques, et elle déposa entre deux citronniers le vieux poète courbé en deux vers ses pantoufles, crachotant éperdument, cherchant l’air follement, toussant de plus en plus fort, étouffant, convulsant.
Il se raidit.
Il venait d’avaler une lettre de travers, le Ô, pour être précis, comme il aimait à l’être, même au plus haut de ses accès lyriques.
Post-scriptum
Bien que la Science et l’incrédulité aient connu de grands progrès dans leur domaine, Chausson avait gardé la vieille hantise et donné pour instruction qu’on place un téléphone dans son cercueil en compagnie de son carnet de notes en moleskine mauve (à tout hasard).
À sa remontée d’un coma éthylique carabiné notre Orphée tressaille, ouvre de grands yeux, les frotte, les écarquille, il n’y a rien à voir, l’intimité du cercueil est la plus noire des encres, il veut se reculer, mais il n’y a nulle part où reculer entre les parois de bois qui fleurent bon les vastes forêts de sapins ; il finit par rechercher le téléphone Samsung tendance, qu’il trouve là où l’a déposé sa veuve, flegmatique : dans son slip.
Le silence, suivant sa nature, se garde de répondre. Le Grand Homme est déjà oublié.
Comment je sais ça, messieurs-dames ? Ma haine sait.
[à suivre]